L'Astrée (première partie), Honoré d'Urfé, 1607 (inachevé)

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J'ignore au juste quelle aventure éditoriale ce fut de proposer dans son français d'origine une édition complète de L'Astrée qu'à peu près personne ne peut spontanément lire aujourd'hui et dont chaque partie – il y en a cinq – compte environ huit cents pages, mais il ne fait aucun doute que les éditions Champion se sont garanti un certain tirage en s'arrangeant pour que le premier volume soit inscrit parmi les œuvres imposées de l'agrégation de Lettres modernes. Il faut songer que cette manœuvre constitue la certitude d'un millier d'exemplaires vendus, après quoi il n'est même pas nécessaire de favoriser les ventes, et pour preuve : la première partie de 720 pages coûte quinze euros, la deuxième aussi longue vingt-deux, la troisième de 883 pages vingt-neuf, etc. : on attend donc avec impatience la sortie des quatrième et cinquième parties à une trentaine ou une quarantaine d'euros !

Évidemment, en pareille occasion – la programmation de l'œuvre au concours national –, il faut un appareillage critique conséquent qui ne saurait réclamer moins de... cent pages de préface, sans parler de l'abondance des notes. Or, tout l'esprit de notre époque universitarienne – tout son état – est contenue dans une telle préface ; c'est, pour le dire compendieusement, l'étalage extrêmement érudit d'une taxonomie thématique, sur le modèle de centaines d'autres, exprimée en un style impersonnel empli de « on voit » et « il est clair que », et qui ne s'intéresse jamais à la question essentielle de n'importe quel ouvrage de littérature, à savoir : Quel intérêt son auteur a-t-il trouvé à l'écrire ?

Cette question est le fondement de la philologie, si l'on y pense : comment ne pas avoir compris après des années d'études de Lettres qu'un auteur dispose d'intentions et que la réussite de l'œuvre se mesure à l'adéquation avec elles, en sorte que si on ne les circonscrit pas, sur quel critère prétendra-t-on évaluer l'œuvre ? De toute évidence, on la jugera alors uniquement sur la conformité à un certain nombre de paramètres qu'on suppose universels et qu'on est censé retrouver dans tous les livres d'un même genre : c'est malheureusement le travail de la plupart des universitaires, sans chercher à savoir ce qu'a souhaité accomplir l'auteur, de considérer un ouvrage selon sa conformité avec les normes en vigueur, indépendamment d'une volonté. Ainsi le commentaire de l'œuvre manque-il trop d'individu c'est-à-dire de l'effort de l'individu : sitôt que cet effort est considéré fruit collectif, il perd largement sa personnalité, cesse d'être produit d'un être, devient la création intéressée d'une foule, et quoiqu'en puisse dire l'être s'il est encore en vie ou s'il a laissé des explications, c'est alors la foule qui sait l'intérêt de l'œuvre, et l'auteur en est dépossédé, il ne compte plus, sa subjectivité passe hors du jugement de l'œuvre. C'est ainsi que nos professeurs se contentent de répéter « ce qu'on doit penser » d'un livre, à la fois suivant telles catégorisations considérées universelles et selon le présupposé que les œuvres du patrimoine sont nécessairement vertueuses, ayant été estimées par un peuple dont il ne faut pas douter, et que, pour les présenter, il faut commencer par les vanter, du moins les commenter en un esprit d'élogieuse distance. En cela, l'universitaire n'est plus de longtemps un critique : c'est une machine à répondre en formes congruentes à une commande de pairs, c'est un oiseux qui tire sa profession hors du domaine de la vérité, c'est un homme à la fois négligent au fondement et fort appliqué aux questions qui ne concernent ni l'auteur ni le livre mais une propagande, une image, une conformité, travail concentré de fourmi cependant très balisé et donc confortable.

Je n'ai presque jamais lu une critique universitaire : ces deux termes sont antithétiques. Les universitaires étudient beaucoup, font quantité de relevés et apprennent par cœur, mais ils n'ont avec la littérature qu'un rapport neutre et policé, un rapport bureaucratique de classement, et même je crois qu'ils ont un peu peur de ce que la considération d'une attitude véritablement créatrice pourrait révéler sur eux, sur leur stérilité, sur leur inutilité. Il faut être un psychologue pour être un critique : eux ne sont pas des critiques, ils vivent justement leur profession pour ce qu'elle a d'éloigné de l'empathie réelle ; ils goûtent l'esprit-de-système, ces examens sans génie ni solution, constitués de pure méthode, qui pourtant permettent d'acquérir une position et du prestige. Un universitaire est presque par définition le contraire d'un créateur. Un universitaire n'écrit pas, ne sait pas ce qu'est écrire : il glose de l'écrit, c'est à peine un imitateur. Quand on écrit pour de vrai, on fonde parfois une université populaire comme Onfray, mais on n'intègre pas une université publique. Un écrivain jamais ne passe l'agrégation : les vices qu'il trouve à cet examen humilient à son sentiment tous ceux qui s'y livrent, parce que toutes les « qualités » d'orthodoxie nécessaires à y réussir sont basses et frustrantes à celui qui fait du véritable esprit une fonction motrice cardinale. Tous les agrégés sont des anti-écrivains, et peu s'en faut qu'il en aille ainsi des certifiés. Ces universitaires sont pourtant les formateurs des enseignants, ceux qui déterminent les règles d'obtention des concours, qui titularisent et qui moulent. On ne doit pas s'étonner que le professorat – particulièrement quand on monte en spécialité et en salaire – n'est empli que de mentalités consensuelles, que la personnalité y soit chassée pour perturbante et iconoclaste. Un universitaire, en son académisme insu, admet la pénétration individuelle une façon d'irrespect. Et comme l'université se constitue en système de cooptation perpétuelle où l'on n'entre qu'à l'approbation des anciens, l'université, depuis Nietzsche, n'a pas évolué : elle est faite de gens qui, pour disposer d'une mémoire redoutable et pour maîtriser des codes d'une forte difficulté, n'ont pas commencé professionnellement à être des individus (on peut vérifier que depuis Nietzsche et peut-être à des exceptions que j'ignore, aucun universitaire n'a critiqué ses confrères : c'est manifestement défendu). Ils sont en grande majorité, pour ce qui est de leur travail, intellectuellement d'ennuyeux copistes. Mais ils vous donnent tort avec une jactance et une pédanterie impressionnantes : c'est le propre des académies de consister à surtout rejeter tout en s'imaginant que ce n'est pas leur fonction essentielle. Une académie se figure qu'elle « sélectionne » : le mot est heureux et fait l'illusion d'une sélection brave. Mais cette sélection est tout de conformisme : on attend alors d'un être qu'il abandonne ses vertus propres et rallie les compétences certificatrices du groupe. La plupart des professeurs qui parlent de littérature sont ainsi des imposteurs et des poseurs, probablement à leur insu : ils sont où ils sont justement par défaut de savoir écrire ; alors ils écrivent sur des écrits, et leurs péroraisons ne proposent nulle vérité sur les livres parce qu'il n'y a rien d'éprouvé, partant rien de réel, en leur conception de la littérature. Les bons universitaires sont rares et je m'attache à les mentionner toujours dans mes critiques quand j'en trouve : souvenir de Guy Ducret notamment, qui réussit parfois à dire dans ses préfaces qu'il n'aime pas absolument ce qu'il présente. Il y a des préfaciers qui osent l'art dans leur travail, mais c'est presque disparate : impression d'agréable anomalie. Il y a ceux qui osent et qui échouent, qui ont l'intention d'un auteur, la prétention, mais pas la technique : c'est alors pathétique d'autre manière ; c'est pathétique par défaut de faculté mais avec un élan. Les universitaires ont généralement la faculté mais sans l'élan (sauf peut-être au Canada !). Et en général leurs conférences vérifient que plus les auteurs qu'ils présentent sont anciens, moins on sait d'eux quelque chose de ferme et d'intérieur, parce que les préfaces se font respectueuses et convenues, développées suivant le même ordre craintif, paraissent redouter l'objection d'un lecteur qui s'y connaîtrait vraiment, comme si le respect phagocytait la personnalité au lieu de pousser à atteindre celui qu'on admire ; plus l'objet est grand, plus le sujet qui disserte se fait petit, c'est ce qu'ils appellent leur « humilité » : fait de devenir subalterne quand on devrait au contraire s'efforcer d'égaler. Ils s'effacent alors jusqu'à disparaître, de sorte que leur maître les trouverait indignes de lécher ses pieds.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant