Jung Park était vraiment dans une situation inextricable. Issu d'une famille aux origines indéniables coréennes, il devait faire face à une pression maritale de plus en plus forte à mesure qu'il avançait en âge. Pour se donner un peu d'air, il avait menti. C'était mal. Et comme chacune de nos actions avait son lot de conséquences pénibles, il devait maintenant produire LA fiancée, dont il avait eu l'outrecuidance de parler, sans jamais la montrer. Et ce, pas plus tard que le week-end suivant. Un véritable challenge organisé de main de maître par sa grand-mère paternelle qui avait, sans doute, humé l'odeur du mensonge, et tentait de le mettre en porte-à-faux. Une maligne cette Iseul Kang.
Jung avait donc besoin de quelqu'un qui puisse jouer le rôle de sa petite amie le temps d'un repas ou deux. Et ce, de manière urgente. Il avait commencé par s'adresser à de jeunes femmes qu'il considérait comme des amies fiables, mais faisant chou blanc pour des raisons aussi stupides que le mariage avec un autre ou la volonté farouche de ne pas mentir, même sur un temps aussi court, il s'était rabattu sur des personnes moins en accord avec ce qu'il avait espéré.
Ludmilla faisait partie de la seconde salve. Il savait bien qu'elle n'était pas exactement l'image qu'il avait donnée de sa petite-amie à sa famille : trop de poitrine généreusement offerte aux regards, trop de maquillage parfait, trop de vêtements coûteux et voyants. Mais avec un peu d'effort, il y avait moyen que ça passe. Et voilà qu'elle lui faisait faux bond !
Alors, cette Nana, même aussi peu conforme à ses exigences premières (peau mate et humour pourri), se révélait une opportunité inespérée.
— C'est vrai ? Vous accepteriez de jouer le rôle de ma petite-amie, le temps d'un week-end ? s'exclama-t-il donc, après que la jeune femme eut répondu par l'affirmative avec un grand sourire.
Surprise que le client pense qu'elle était sérieuse, Lupita suspendit son geste en cours et fixa l'homme. « Il était complètement con, ou quoi ? » pensa-t-elle très fort en sachant qu'elle ne pouvait pas lui dire ça.
— C'était pour rire, monsieur, finit-elle par dire en se remettant à scanner des codes-barres.
— Comment ça ! Mais j'ai vraiment besoin de quelqu'un...
— Ben, ça sera pas moi ! Vous pouvez partir maintenant ? Parce que vous empêchez ma cliente de récupérer ses articles, là ! dit alors Lupita en jetant un regard noir à Jung.
Effectivement, Jung s'était positionné sur le côté du dévidoir de la caisse et prenait une place importante du fait de sa carrure. La cliente de Lupita attrapait ses articles au vol pour éviter qu'ils n'aillent s'échouer contre le rebord, devant Jung. Des fois qu'il tenterait de lui piquer son paquet de coquillettes Lustucru ou son jambon premier prix.
— Je vous laisse ma carte, dit alors Jung sans se démonter. Ce ne serait qu'un week-end, et je vous payerai... généreusement, finit-il en posant le petit rectangle de carton glacé près de Lupita, qui s'astreignait maintenant à ne plus le regarder.
Jung voyant que la caissière ne répondrait plus, rejoignit son amie qui l'attendait sur le trottoir devant la porte automatique. Elle ricana en le voyant arriver avec son air dépité.
— Vous vous êtes pris un vent, « Môsieur » le directeur !
— C'est de ta faute ! Si tu ne me faisais pas faux bond, je n'en serais pas réduit à ces extrémités.
— Prends un de tes portes-fringues.
— D'abord, ce ne sont pas mes « portes-fringues », je ne fais que les photographier. Et arrête d'appeler les mannequins comme ça ! Ce sont des êtres humains, tu sais !
— Pas toutes... Certaines pourraient facilement passer pour des objets non-animés ou des aliens, vue comme elles sont perchées.
— Je ne vois pas de qui tu...
— Rose ?
— Oui, bon, Rose, c'est un cas à part, j'en conviens. Mais les autres...
— Anaïs ?
— C'est vrai qu'Anaïs est spéciale...
— Et Gudrun ?
— C'est bon... Mais si je dois en appeler une, il va me falloir quelqu'un de pas trop connue... parce que sinon, après ce sera pire... La famille ne me lâchera plus dès qu'ils la verront...
— Bah... tu vas trouver !
Jung n'était pas du tout sûr d'y arriver. Les mannequins qu'il connaissait étaient parfaites pour l'accompagner à un cocktail ou à n'importe quel évènement, mais tenir le choc dans sa famille... ça n'allait pas être facile, facile. Il repensa à la caissière. C'était dommage qu'elle n'ait pas accepté. Il soupira en pensant aux coups de fils qu'il allait devoir passer le soir même.
***
Lupita se maudissait d'avoir répondu. Mais qu'est-ce qui lui avait pris ?! Elle ne pouvait pas décemment tout mettre sur le mauvais alignement des planètes, et ses règles qui étaient arrivées plus tôt que prévu ! Était-ce le manque de sucre ? La fatigue ? Ou simplement un moment de folie passagère ? Malgré ses questionnements, elle prit le paiement de la cliente et passa aux articles de la suivante sans même réfléchir. Les automatismes au travail avaient parfois du bon.
— Moi, si j'étais vous, j'accepterais.
C'était Mme Almedi. Une habituée de sa caisse. La mère de famille venait ici parce qu'elle savait que Lupita allait vite et ne perdait pas de temps à discuter. Mme Almedi aimait l'efficacité de Lupita. Mais Mme Almedi était aussi une vraie commère. Toujours l'oreille aux aguets. Et elle n'avait rien manqué de l'échange entre la caissière et les clients précédents. Et quand bien même sa question ralentirait sa caissière préférée, elle avait décidé que ça valait la peine pour tenter d'avoir des informations.
Lupita n'allait quand même pas encore discuter avec un client ! Deux fois dans la même journée, et à quelques minutes d'intervalle ! Impossible ! Elle se refusa à lever les yeux et fit celle qui n'avait rien entendu. Après tout, entre les bruits divers de la caisse, le grésillement de la musique de fond de la supérette, et les bavardages ambiants, elle pouvait se permettre de faire la sourde oreille.
Toute occupée à faire semblant d'être concentrée, à défaut de l'être vraiment, elle ne remarqua pas la carte de visite, que Jung avait posé près d'elle, tomber au pied de son fauteuil, jusque dans son sac à main personnel, qu'elle n'avait pas eu le temps de mettre au vestiaire.
— Imaginez qu'il vous donne une grosse somme. Ça pourrait payer les vacances des petits, ou des vêtements pour la rentrée.
Mme Almedi ne connaissait pas Lupita. Elle ignorait tout de sa vie privée, mais malgré sa jeunesse apparente, elle l'imaginait avec deux ou trois gosses, et un mari aux abonnés absents. Mme Almedi avait elle-même élevé ses enfants seule. Elle ne pouvait imaginer un destin plus glorieux pour une caissière dans un supérette aussi petite et vétuste.
Lupita était effectivement jeune, mais ne supportait en rien le destin tragique que lui prêtait Mme Almedi. Elle n'avait pas d'enfants et se sentait bien dans sa vie, quoiqu'on en dise. Elle n'avait pas BESOIN d'avoir plus d'argent, même si... Bref ! Sincèrement, ça mettrait du beurre dans les épinards.
Toutefois, elle ne releva pas. Et pas seulement parce qu'elle ne voulait pas discuter avec les clients, mais parce qu'elle n'avait rien à répondre sur le moment. L'intrusion de Jung et Ludmilla l'avait perturbée. Elle ne souhaitait plus qu'une chose : passer le plus de code-barre en un temps record, pour éviter de penser, justement.
Mme Almedi voyant que la jeune caissière ne répondrait pas, ne se formalisa pas. Elle lança une dernière salve avant de payer, prendre ses quelques achats et partir.
— Bah, si j'avais été même moitié moins jolie que vous et qu'on m'avait proposé un truc pareil, je n'aurais pas hésité une seule seconde...
Oui, mais voilà, Lupita n'était pas Mme Almedi.
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Tout sur Lupita
Chick-LitLupita Jones rêve d'une vie normale avec un job d'informaticienne qui lui permettrait de payer les factures et de s'adonner à son loisir de prédilection : le jeu vidéo. Mais Lupita n'a pas forcément choisi la voie la plus simple et a des soucis d'ar...