La chaleur dans la pièce était limite suffocante, mais personne n'aurait eu l'idée d'ouvrir une fenêtre. Ouvrir une fenêtre, c'était ouvrir les rideaux et les volets. C'était laisser entrer le monde extérieur dans le leur. Pas question pour le moment. Ils étaient en chasse. Et quand ils chassaient, il était hautement déconseillé de les perturber par un changement même infime de leur environnement.
Eric, Klaus, Steve et Joshua le savaient. Ils avaient, eux aussi, chassé de cette manière. Eux aussi avaient dû affronter la difficulté, et parfois même l'incompréhension, mais pas l'échec. Échouer, ici, pouvait avoir des conséquences malheureuses. C'est pour cette raison que n'étaient engagés que les meilleurs. Pas plus que les chasseurs, les examinateurs n'avaient conscience d'avoir chaud. Ils étaient concentrés sur leurs poulains.
La première phase du concours de code avait mis en lumière le travail de trois candidats. Deux jeunes hommes et une jeune femme. Les deux premiers avaient peu d'expérience en matière d'entreprise. Quelques stages et job d'été. Ils suivaient tous les deux des cursus dans des écoles spécialisés, et, vu leur niveau, n'auraient aucun mal à trouver un poste dans leur domaine d'expertise, après leur diplôme. La question qui se posait en cet instant, dans cette salle, était : parviendraient-ils à être recrutés avant même l'obtention de ce diplôme ?
Face à eux, une candidate au profil bien différent. Pas de diplôme, sinon le bac spé maths avec une mention bien. Un abandon de prépa, alors que les résultats étaient brillants. Un job alimentaire, et des contrats en free-lance pour une boite qui fonctionnait au coup par coup. Un électron libre. Elle avait réussi l'épreuve de codage avec une marge d'erreur insignifiante, comme les deux autres.
Pour les départager, Anthéa Inc. avait décidé de les confronter à un problème récurrent dans l'entreprise : les tentatives de piratage de données. Contre toute attente, chacun avait utilisé une méthode différente pour apporter une solution. Pas qu'il y ait une seule méthode, de toute façon, mais Éric, à la tête du pôle informatique de la société, se félicitait d'avoir choisi cette épreuve, car elle mettrait en lumière les forces et les faiblesses des candidats.
Steve, Joshua et Klaus surveillaient chacun un poulain. Les deux premiers, qui surveillaient les candidats masculins, ne cessaient d'envoyer à Éric, des remarques – Bonnes ou mauvaises - depuis leur pad. Klaus restait muet. Il fixait l'écran de sa candidate sans rien dire. Elle ne semblait pas s'en formaliser. Concentrée, elle poursuivait sa traque avec application, un sourire au coin des lèvres.
Éric s'était demandé s'il était bien judicieux de proposer à Klaus de juger de la compétence d'un candidat. L'informaticien, spécialiste de la sécurisation des données, n'était pas facile à juger lui-même. Et maintenant, le chef de pôle regrettait un peu, pensant que la candidate serait éliminée d'office, car arbitrée plus sévèrement que les deux autres.
Les ventilos des PC ronronnaient donc à plein régime, en harmonie avec le cliquetis des touches de clavier, et le frottement intermittent des souris. De temps à autre une main venait attraper une canette de soda ou une gourde au contenu tiède. L'espace d'un instant, le corps tentait de reprendre ses droits en de vagues étirements, ses désirs immédiatement étouffés par l'urgence de la mission.
Il leur fallut plus de deux heures pour remonter l'arborescence complexe dessinée par le chemin de la cible, pour atteindre son cœur et le détruire. Quand ce fut fait, il n'y eut ni cris de joie, ni exclamations de satisfaction. Juste un soupir de soulagement collectif, et le bruit des roulettes des fauteuils qui s'éloignaient des bureaux.
La tête renversée contre le dossier de son fauteuil, Lupita avait fermé les yeux. À présent que l'adrénaline retombait, elle sentait avec une acuité accrue toutes les odeurs désagréables qui l'entouraient : sueur, plastique surchauffé, et relent de nourriture abandonné dans une poubelle. Ajouté à la température intenable, et à la fatigue nerveuse, la jeune femme se sentit mal.
C'était toujours ainsi quand elle sortait d'une immersion totale. Elle remontait à la surface et renaissait au monde réel avec la nausée aux bords des lèvres. Heureusement pour elle, Emmanuelle et Aïko avaient veillé au grain. Elles avaient mis dans son sac à dos, un thermos d'eau fraîche et des biscuits secs.
La jeune femme attendit d'avoir été raccompagnée dans une salle de réunion, où les candidats devaient attendre le verdict, pour mettre la main sur son « trésor de pirate » comme aimaient dire ses amies.
— Vous en voulez un peu ? demanda-t-elle aux deux jeunes hommes qui s'étaient positionnés loin d'elle – à croire qu'elle puait-.
La salle était grande et pourvue d'une longue table environnée d'une multitude de chaises. L'un des murs était vitré et donnait sur un vaste plateau plongé dans la pénombre où une dizaine de personnes travaillaient devant des écrans.
— C'est chouette, non ? tenta-t-elle encore, sans obtenir de réponse. Seulement des regards un peu étonnés, un peu contrariés.
Lupita finit par hausser les épaules en s'appuyant au dossier de sa chaise. Elle but une longue gorgée d'eau fraîche et se sentit tout de suite tellement mieux, qu'elle oublia les deux autres idiots. Ils préféraient se ronger les sangs ? Pas de problème. Elle, elle avait fini. Elle avait fait de son mieux et s'était éclatée. Les dés étaient jetés.
***
Éric Vivier écoutaient ses collègues avec intérêts en regardant l'écran de son PC, où les diverses manipulations des trois candidats étaient commentées. Enfin, plutôt, des deux candidats masculins, parce que Klaus ne disait toujours rien. Il se contentait d'écouter Steve et Joshua, tous les deux dithyrambiques sur leurs poulains respectifs.
Finalement, ils se turent et se tournèrent vers Klaus avec un petit sourire satisfait sur les lèvres. Ils pensaient sincèrement que la troisième candidate était là pour la galerie, pour le quota. Dans le pôle informatique, il n'y avait que deux jeunes femmes : Leia et Iris. Lors de recrutement, il fallait toujours qu'il y ait une femme parmi les candidats, mais ça n'assurait pas son recrutement.
— M. Carpentier ? Vous avez des choses à dire sur votre candidate ?
— C'est elle qu'il faut embaucher, laissa enfin tomber l'intéressé, sans sourire, ni s'expliquer, mais en se levant pour sortir du bureau, considérant que l'affaire était faite.
— M. Carpentier ! Il me faut des explications !
— Elle est la meilleure des trois. Pendant que les deux pigeonneaux s'acharnaient à encercler le pirate et maîtrisaient la fuite dans nos serveurs en mettant en place des protocoles basiques que les gosses apprennent à la maternelle, elle, elle a laissé croire au pirate qu'il était libre de faire ce qu'il voulait, alors qu'il n'atteignait qu'une partie infime de son objectif initial, puis elle a suivi la trace et a éradiqué le problème à la racine. Ensuite, elle est revenue sur le serveur et a colmaté la brèche de manière radicale, mais efficace. Faut que je montre ou c'est bon ?
— Ça ira, M. Carpentier.
Lupita avait raison. Les planètes s'étaient enfin alignées.
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Tout sur Lupita
ChickLitLupita Jones rêve d'une vie normale avec un job d'informaticienne qui lui permettrait de payer les factures et de s'adonner à son loisir de prédilection : le jeu vidéo. Mais Lupita n'a pas forcément choisi la voie la plus simple et a des soucis d'ar...