Chapitre 1 : Premiers regards avant combat

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CHAPITRE 1 :



Quelques secondes... Encore une poignée de secondes... Demeurer dans l'ombre jusqu'à cet instant, ce moment fatidique où les cieux remettraient leur jugement. Se laisser dériver patiemment sur la rive de l'angoisse, plonger ses nerfs au plus profond de l'anxiété, dans le gouffre d'appréhension le plus sombre. Toutes ces actions qui le faisaient tanguer dangereusement vers ce que l'on nomme la folie, la perdition de l'esprit, étaient absolument nécessaires. Il ne pouvait se défiler, se faire aussi lâche qu'il en avait pris l'habitude au cours de sa morne et misérable existence. C'était d'ailleurs pour cela qu'il se trouvait-là, recroquevillé, perlant de sueur, dans la pénombre. Il s'était toujours plaint en silence, se laissant dicter son code de conduite par des êtres plus ou moins respectables, préférant se taire, faire le dos rond plutôt que d'expliciter sa propre volonté, qui aurait pu, à tout moment, envenimer les relations de son monotone mais néanmoins calme quotidien. Enfin, c'est ce qu'il pensait.

Mais, lorsqu'une menace aussi imprévue que nuisible vint perturber son petit rythme de vie, dont il se contentait pleinement, l'homme devint un autre. Pas un autre homme, ni même un animal ou autre créature animée de quelque conscience analytique. Non, il s'était métamorphosé, sans un bruit, en un sentiment persistant, en une obsession maladive faite de haine et de soif de vengeance mêlées. Calme et sérénité s'étaient effacés en quelques instants, laissant entrevoir un être bien plus froid et obscur que le simple employé de bureau dont on vantait la grande discrétion. Mais, il était, tant bien que mal, parvenu à dissimuler cette rage ascendante qui lui ravinait l'esprit et y semait des pensées des plus horribles. Enfin, jusqu'à aujourd'hui.

 En effet, de jour en jour, la tâche s'était avérée de plus en plus ardue. La fureur avait consumé l'homme, se montrant davantage corrosive à mesure que le temps s'égrenait. Temps qui s'était rendu de pis en pis métronome passionné et endiablé des feux de son courroux. Plus il avait traqué l'ombre de son silencieux adversaire et s'était rapproché de lui, de ses vices cachés, plus la volonté des bas-fonds de son être d'éclater, en une éruption de haine, s'était propagé en lui, jusqu'à, fatalement, affecter son système nerveux ainsi que le générateur même des sentiments, dans leurs plus complexes rouages. Il avait alors atteint le paroxysme du stoïcisme face à la torture psychologique et émotionnelle le rongeant mentalement. Mais, ce ne fut vraiment que lorsque ses investigations portèrent leurs fruits et que les traits du géniteur de tous ses maux lui apparurent, qu'il céda. La suite des événements ne fut que logique. Et, dans l'ordre naturel des choses, il se retrouva ici, dans l'obscurité.

 La pensée d'un homme, le souhait d'un homme, demeurent allègrement abstraits tant qu'ils n'influent pas sur le comportement de ce dernier, qu'ils ne sont pas reflétés par ses actes. Le sens de cette maxime, Alexandre Journeau l'avait enfin saisi. Que désirait-il ardemment, plus que tout au monde ? Simplement, s'en retourner dans son modeste logis du quatrième étage, puis s'étendre sur le vieux sofa blanc qui avait au moins autant bourlingué que lui, et ne plus penser à rien, si ce n'est songer au doux bonheur qu'est la vie, ambroisie dont il se délecterait sans fin, jusqu'à l'ultime mélodie, le taciturne requiem. Il devait ainsi, afin de goûter à nouveau et sans tourment à ce doux opium, seule drogue dont l'addiction est bénéfique, matérialiser la véhémence de son esprit. Il allait enfin agir, prendre les devants et occire son fléau. L'annihilation de l'ennemi, de ce maudit démon sonnerait les ultimes notes de l'angoissant interlude venu, entre deux opérettes traitant de l'existence d'un homme tout ce qu'il y a de plus banal, faire chanceler son précieux quotidien et tituber sa conscience. Une fois ce monstre terrifiant à terre, son cadavre délaissé tel une ignominieuse immondice, la quiétude reviendrait, le glaive entre les dents, victorieuse d'une des plus bouleversantes et angoissantes épreuves qu'elle ait eu à affronter.

 Patienter encore un peu. Voilà ce qu'il lui restait à faire. Ensuite, tout serait clos. Cette sensation d'être constamment épié par quelque rusé personnage, dont la malice n'est au service que de votre ruine, s'estomperait aussitôt. Tout serait à nouveau calme, comme avant. Son esprit, ses manières, son quotidien, sa litanie de tous les jours. Ses habitudes reprendraient leur cours habituel. Tout serait bien. Et, personne ne devinerait les perturbations venues entraver et ébranler, avec une ampleur sans précédent, le précieux édifice de son existence. Le parasite disparaîtrait aussi silencieusement qu'il était apparu et avait répandu l'angoisse, sombre, profonde, douloureuse. Certes, il y aurait bien un moment où le morbide événement serait découvert, mais ce ne serait qu'un fait divers parmi tant d'autres, parmi la profusion d'information inutiles, pathétiques et macabres que se plaisent à nous servir les médias, afin d'attiser la curiosité de quelque ménagère aux mœurs terriblement banales et lassantes, qui ne rechigne en rien, pour atténuer son perpétuel et pitoyable ennui, à ouvrir sa porte aux gazettes à scandales, aux anecdotes les plus barbares et sanglantes, à la divulgation de drames et malheurs des plus intimes. Lui feindrait simplement la surprise, jouerait l'éberlué qui ne sait que dire et que faire face à l'imprévu et funeste incident, comme il avait si bien appris à le faire, au fil de ces longs mois, depuis ce frisquet mois d'octobre de l'année passée. Son instinct vital avait façonné en lui une personnalité fictive, capable de simuler le moindre ressentiment, dont il usait pour les relations et interactions avec autrui. Il était, non sans mal, devenu un acteur parfait, maîtrisant tous les codes de son rôle, à force de se trouver confronté à un public qu'il devait berner. Qu'il devait berner pour vivre libre. Et, au vu de tous ses efforts antérieurs, il vivrait. Simplement, mais libre. Peu importe les spasmes qui viendraient lui hanter la main et le corps. Peu importe cette vague de dégout qui le submergerait à nouveau. Peu importe le meurtre et les remords. Il tuerait à nouveau et se détesterait davantage. Des sacrifices bien maigres quand on sait la raison de leur réalisation. La vie... Libre...Une existence normale, simple...et libre...

Il y eut un bruit. Celui tant attendu, tant redouté. Un voile de lumière pénétra la pièce. La porte s'entrouvrit lentement, et la silhouette de l'ennemi apparut. Les doigts de ce dernier glissèrent sur l'interrupteur proche de la porte. La pièce fut alors totalement éclairée. Il ne resta plus que les noirs desseins et les pensées sombres de Journeau, toujours dissimulé derrière l'élégant sofa d'angle, à qui l'on devait beaucoup pour le cachet de la pièce. L'un des deux bras du maître du salon, celui faisant face à l'entrée, permettait l'embuscade parfaite. Il y avait là l'angle mort adéquat pour un guet-apens des plus réussis. Journeau le savait. Il ne pouvait échouer. Tout était en sa faveur. La surprise en prime abord. Il ferma les yeux, expira longuement et canalisa, entre sa rage et son angoisse, son énergie, son esprit.

Il y eut le froissement léger d'une veste s'affaissant sur le cuir blanc du sofa, puis des pas. Quelques-uns. 

–La figure du monstre va être enfin dévoilée, pensaient-ils chacun.

Les regards se croisèrent alors. Un échange froid qui ne dura pas davantage. Journeau se hissa sur ses guibolles tremblantes et découvrit l'arme de mort à laquelle il n'avait pas encore osé jeter un coup d'œil. Il fit feu. Il n'y eut pas même un murmure, un sifflement, le silencieux taisant les vociférations du canon. Paul Web s'effondra silencieusement, comme si l'effroi soudain lui avait sectionné les cordes vocales. Et, ainsi, s'acheva la tragédie, le traquenard tant ruminé, dans ce dénouement surréaliste, étrange. Quelques secondes. Voilà ce qu'il avait fallu pour ôter une vie, pour mettre un point d'orgue à des dizaines d'années de vécu. Si à ce moment, l'on avait négligé les tourments intérieurs du tireur, tuer aurait semblé la moins complexe des actions. L'agresseur, lui-même, paraissait désabusé par la simplicité du geste, demeurant quelque temps béat, les yeux rivés sur le jeune homme tombé au sol. Quand il eut reprit ses pensées, il ne put s'empêcher de verser une larme. Remords douloureux ? Nul n'aurait pu le dire, car il n'était pas certain que même l'intéressé ne le sut. Cette larme en guise d'adieu à la scène de crime, il se dirigea ensuite vers la porte donnant accès au corridor. Il l'entrouvrit, jeta un vif coup d'œil au dehors, puis dégagea l'espace nécessaire afin qu'il puisse s'extirper de ce tableau d'horreur. Mais une fois achevée, la toile rappelle toujours son créateur, pour le sommer d'embellir quelques formes imparfaites, l'associer à la postérité ou bien le faire artiste maudit. L'ultime regard de Journeau sur son œuvre fut celui de la stupéfaction, de la frayeur brute, de la terreur.


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⏰ Dernière mise à jour : Jun 12, 2015 ⏰

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