Les détectives sauvages, Roberto Bolaño, 1998

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Roberto Bolaño eut une idée originale : raconter comme Arturo Belano et son ami Ulises Lima, jeunes fondateurs beatniks d'un mouvement poétique vite abandonné et oublié, appelé réal-viscéralisme, marquèrent une multitude de personnages dont les témoignages rassemblés permettent de retracer leur itinéraire, leur mentalité et de reconstituer leur biographie à plusieurs voix, composée ainsi de subjectivités souvent égocentriques et parfois contradictoires. Ces deux hommes, enquêtant eux-mêmes sur l'existence d'une poète qui a presque disparu des mémoires, sont certainement les « détectives sauvages » du titre – et toute leur « sauvagerie » tient de leur mode de vie nomade et sans objectif net –, et cependant ils sont, du point de vue du lecteur, ceux sur qui reposent l'investigation principale, la recherche du sens de leur périple chaotique et apparemment insensée, la quête d'un certain ordre caché, peut-être d'une portée supérieure – un symbole ? – en cet erratisme apparent. Cet enchevêtrement un peu inutilement intellectuel des narrations, où s'intercalent d'autres « disparitions », semble surtout fait à la Borges pour la pâture des critiques et amateurs de « pistes de lecture » : un auteur capable d'écrire, comme la quatrième de couverture le rapporte : « Mon roman comporte autant de lectures qu'il contient de voix. Il peut se lire comme une agonie. Mais aussi comme un jeu. » révèle ostensiblement, pour le philologue habile, combien son travail relève d'une mise en scène de spiritualité et d'une relative imposture (pour plus d'explication, lire l'article : « L'Aleph, Jorge Borges, ou Induction de l'Indécidable littéraire »). L'artiste sincère et véritable se mesure à la fiabilité de ses propres critères qu'il est apte à expliciter pour se les être beaucoup expliqués à lui-même, et il ne se contente pas de dire indéfiniment, pour complaire à tous : « Chacun peut trouver en mon œuvre ce qu'il veut », au même titre que s'il l'avait écrite sans intention particulière, un peu par hasard et sous un grand nombre d'inspirations inconscientes et floues, comme s'il n'existait pas une vérité de son projet initial qu'un lecteur plus perspicace pouvait déceler, et sur laquelle l'un et l'autre étaient en mesure de s'accorder franchement. Rien de plus lâche qu'un écrivain qui, pour satisfaire le plus grand nombre, refuse de donner tort à quiconque et qui, tel le prestidigitateur insincère qui ne veut pas décevoir, se contente d'insinuer face aux questions et aux remarques que toutes les interprétations sont possibles et également bonnes.

Évidemment, dans Les détectives sauvages, on comprend vite que l'auteur parle de lui, qu'il retrace une partie de son existence, comme la geste d'un homme incompris et inconnu, et si profond qu'on ne peut le démêler que par petits progrès, en une identification Bolaño-Belano dont, je m'en doute, la fidélité est relative et que des vérifications invalideront en partie, parce qu'il est d'usage, à se lancer dans des mystifications littéraires, de composer ainsi en multipliant et brouillant les pistes, comme Borges avec duperie. Tout l'esprit de falsification figure en ces trucages perpétuels, jamais systématiques, ce dont se nourrissent les universitaires qui adorent qu'on leur laisse la liberté de dé-lire un texte, de l'interpréter et d'en pérorer comme ils veulent, au mépris de toute méthode philologiquement sérieuse. Ces beatniks évoquent inévitablement Jack Kerouac, mais l'enthousiasme de celui-ci conduisait une humeur exaltée, une puissance insolente, qu'on ne retrouve pas ici avec une pareille force ou fraîcheur – néanmoins je ne garde qu'un maigre souvenir de Sur la route : c'est, à ma mémoire, une de ces œuvres transportant une vision d'exister plus délurée que spirituelle, au fond immature et guère artiste, une pulsion sans discernement (Charles Bukowski est d'une même absence de sélection, anéantissante et tendant vers l'écriture automatique, ainsi que par Hunter Thomson, et leur rédaction transpire les toxiques d'une façon censée caractériser une existence vraiment « cool » mais, si l'on y réfléchit, pas très profonde). Par ailleurs, en variant les narrateurs dans la partie longue (après les 189 premières pages), on ne retrouve pas dans ce roman la dimension mystique qu'explique mieux une focalisation interne maintenue, et l'on doit s'accommoder, jusqu'à la page 436 où j'ai cessé ma lecture (le roman en compte 848) d'entrevoir ces voyageurs incohérents en une sorte de mystère perpétuel encombré de stupides (mais là volontairement stupides) digressions des locuteurs qui n'arrivent presque jamais à s'en tenir aux faits, comme si on les interrogeait sur leur vie vaniteuse plutôt que sur les deux poètes qui lient leurs témoignages.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant