Je n'avais jamais vécu quelque chose comme ça. Sous mon front je sentais les artères battre très fort. Derrière lui, certaines régions de ma tête me signalaient le souffle d'un vertige à l'horizon et je commençais à avoir le tournis sur ma chaise. Mais ce qui était le pire était que je continuais de me voir. C'était difficile à décrire. Je passerais pour un fou. J'étais assis et je regardais le sol, mais je me voyais moi : je me voyais comme si j'étais à la troisième personne du singulier, assis devant Noé. Je me voyais devant moi ; mon image était comme imprimée sur la machine de mes yeux, projetée sur le fond de mes rétines et passant en priorité devant tout ce sur quoi je pouvais poser les yeux.
Rester immobile pendant cette courte crise finit par me devenir impossible ; je me levai. Je crus que cela réparerait ce moment absurde d'égarement, mais il continua encore. Je me mis à m'entendre en plus de me voir, c'était ma voix. Elle répétait ce que j'avais dit à Noé, le récit de mon délit, celui que j'avais livré avec ma désinvolture habituelle. Je me voyais, m'entendais et sentais ce corps qui devenait de plus en plus lourd en moi ; je pensais à moi, il n'y avait que moi, rien que moi et encore plus moi. Je n'arrivais pas à faire autrement que me voir. C'était comme si j'étais hanté par un fantôme, mais qu'il s'agissait de moi-même.
— C'est l'heure que tu partes ? demanda la voix de Noé en me voyant debout. ...Mais tu es tout pâle ? Tu te sens mal ? Tu peux rester encore un peu si tu as besoin de reprendre des forces avant de partir.
Un étourdissement me força à me rasseoir.
—Désolé, dis-je en fermant les yeux.
— Non, non, ne t'excuse pas. Qu'est-ce que tu as ?
— Juste un vertige.
— Oh non ! s'exclama-t-il avec beaucoup de panique. Ça va aller ? Tu veux que j'appelle une infirmière ? J'ai le bouton !
— Non, ça va.
— Prends mon verre d'eau ! dit-il en provoquant de l'agitation devant moi.
J'ouvris les yeux en direction du sol et vis dans mon champ de vision sa main qui me tendait un verre avec un fond d'eau. Je me sentis gêné, mais je le pris et je bus.
— Merci, dis-je en lui rendant avec le regard sur le côté. Ça va mieux.
— Vraiment ? Ça va aller pour rentrer chez toi ? J'ai peur pour toi, je ne veux pas qu'il t'arrive un malheur, me fit-il savoir avec une inquiétude dont la sincérité était impossible à remettre en cause.
— Ça va.
Son attitude intensifia ma confusion. L'attitude de Noé me rendait perplexe. Même s'il venait d'apprendre que j'étais un sale type qui avait passé quelqu'un à tabac et été emmené au poste de police, il continuait d'agir exactement de la même façon que si on ne faisait que parler du chien rouge de Thomas, des deux filles qui m'aimaient ou de poésie. Se rendait-il bien compte de tout ce que je lui avais dit ? Je me dis que non ; que pour l'instant, il devait être encore dans une phase de déni, et que la semaine prochaine, il agirait avec moi avec plus de distance.
— Nos séances sont bien trop courtes à chaque fois, dit Noé avec regret dans un sourire, j'ai l'impression qu'on n'a jamais le temps de finir les choses correctement. Mais bon, je suppose que c'est la vie de ne pas avoir le temps de tout se dire. A la semaine prochaine, Ange.
— A la semaine prochaine.
Sur le trajet du retour, je ne me sentis pas bien. J'avais l'impression d'être vide et lourd à la fois. J'avais encore un peu mal à la tête et au ventre, mais ce n'était rien comparé à toute la lassitude que je ressentais et au poids que pesait chacun de mes muscles. Je croisai une connaissance sur le chemin de chez moi, mais il ne me vit pas. Je rentrai dans ma chambre et m'étendis sur mon lit. Je me rendis compte que j'étais épuisé. Je ne m'étais jamais senti aussi fatigué de ma vie. Ce n'était même pas le début de soirée, mais je m'endormis profondément en quelques secondes. Je tombai dans un sommeil sans rêves qui ne me fit même pas entendre plus tard que le dîner était prêt. A mon réveil, il était presque six heures du matin. Je devais me lever pour aller au lycée.
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Ange et Noé
Novela Juvenil« - Ange, qu'est-ce que tu es fort, disait-il, tu es tellement fort de réussir à me porter avec autant de facilité. - Pas vraiment. C'est juste que t'es pas lourd du tout. - Non, non ; tu es fort, insistait-il, tu es trop fort de pouvoir me porter...