Chapitre 1-6

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Rory n'a pas bougé d'un iota pendant que le passé l'assène. Son regard alterne entre le carnet photo et la statue. La fine brise estivale parcoure le long de son échine, lui donnant froid. Sa respiration se fait lourde tandis qu'il se remémore ce souvenir avec Luke. Ce moment durant lequel il s'est livré à lui pour la première fois. Inconscient, sa main rencontre le fer. Le contact n'a pas changé. Peut-être la mousse s'est accumulée avec les saisons, rendant la sensation plus douce. Puis, piégé dans le temps, une voix le ramène à la réalité. Cette même réalité dans laquelle Luke n'existe plus.

« Je vois que t'as eu la même idée que moi... » murmure une voix féminine.

Le blond se tourne vers cette voix, ne rompant pas le contact avec la statue. Il le voit, ce miroir naturel qui imitait les traits de son meilleur ami. Elle se tient là, un béret coiffant sa tête brune, les mains dans les poches de son manteau. Elle s'approche de lui jusqu'à arriver à ses côtés, où elle admire la grandeur de l'homme de fer.

« La Perle-du-Lac est magnifique ce soir, tu ne trouves pas ? » dit-elle, ses lèvres dessinant un maigre sourire.

Rory se mure dans le silence. Il ne comprend pas ce qu'elle fait là. A-t-elle prévu qu'il serait ici ? Les pièces de ce puzzle se construisent, s'assemblent jusqu'à ce qu'il comprenne.

« C'est toi...C'est toi qui...

- Oui. »

Elle se retrouve en face de lui. De ses yeux bruns, sombres de par la pénombre, elle le toise de haut en bas. Pas comme regarde un inquisiteur face à un accusé, mais plutôt comme un avocat qui rassure son client. Rory se trouve impliquer dans un crime dont il ne connait pas le motif, mais dont ceux qui étaient proches de la victime se veulent rassurant, la seule qui connaissait aussi bien Luke que lui, du moins. Après tout, elle reste sa sœur jumelle, celle avec qui son meilleur ami partageait ses gênes. Pourtant, si elle le connaissait si bien, pourquoi a-t-elle besoin de lui ? Après tout, le photographe s'est cantonné au rôle d'ami proche, sans plus. Son souffle commence à s'épuiser, à se faire erratique. Pour toute réponse, elle se prononce enfin :

« J'ai pas réussi à comprendre ce qu'il cherchait à nous dire. Donc, j'me suis dit que tu devais en savoir un peu plus sur... tout ça. »

Elle désigne la main de Rory, où les pages du carnet, encore ouvertes, s'envolent vif, emportées par le vent. Des images de ce soir-là lui revient. Ces mêmes images qui refusent de sortir de sa tête. D'un geste de panique, il ferme le livret et le range dans son sac.

« Et j'crois que t'as compris ce qui se trame, déclare-t-elle.

- Non, Daphné, j'ai rien compris » répliqua-t-il.

Sa voix a pris un ton sec quand il a répondu cela. Il s'apprête à partir, à s'enfuir de cette scène où il se sent pris au piège. Des bribes de souvenirs lui reviennent. Des larmes coulant sur ses joues, des coups cognés contre les murs, une soirée froide durant laquelle la sinistre nouvelle l'avait frappé telle une condamnation : de quoi le rendre fou des semaines durant.

« Il est vivant ! J'en suis certaine !

- Raconte pas de conneries »

Et sur ces mots, il la quitte, fuyant cette scène qui lui a donné trop d'espoir. Et il ne pense pas pouvoir le supporter. Il a déjà trop espéré par le passé, pansé cette plaie que son ami a laissée, seule marque de son passage depuis sa disparition. Les trains ne passent plus par la gare, à cette heure tardive. Rory rentre à pied, de la musique dans ses oreilles. Il se hâte sur la route, ses pas lourds contre le goudron. Sa batterie se décharge, il finit le chemin dans un silence mortel. Un silence durant lequel ses pensées se bousculent. Enfin, il rentre chez lui.

Il balance ses chaussures dans un coin du hall, monte les escaliers jusqu'à atteindre sa chambre et y entre. D'un coup de pied, son corps se lance, chutant sur son matelas. Sa tête se pose sur la paume de sa main. Ses yeux clairs fixent le plafond en bois, sa chambre se trouvant en-dessous du toit de sa maison. Le sommeil ne vient pas. Une heure passe, puis deux, à tourner et se retourner dans tous les sens avec l'espoir de dormir, en vain. Puis, une image le marque. Dans un grognement, il se lève de son lit, allume la lampe de son bureau. On y trouve des pots où siègent crayons de toutes couleurs, stylos et autres gommes, un sous-main où un paysage est peint - cadeau de sa petite copine le jour de leur première année de relation – et des rangements en tout genre dans lesquels des papiers attendent qu'on les utilise. Rory en dégaine un, s'arme d'un crayon, et commence à griffonner dessus. Sous les courbes qu'il dessine, un lac apparait dans le fond, quelques arbres se terrent sur les côtés. Le centre prend deux garçons pour cible, de dos, rapprochés jusqu'à ce que quelques millimètres les séparent.

Rory s'adonne à son dessin, le vit, faisant confiance aux souvenirs que lui avaient légué son meilleur ami. Coup de gomme, coup de crayon, râpe du taille crayon et sifflement du stylo s'enchaînent dans le calme de la pièce. Il dessine, dessine, guidé par sa passion, chassant les images de la soirée pour les commémorer dans son œuvre. Les heures défilent à une telle vitesse qu'il en oublie la notion de temps. Mais la fatigue le rattrape vite. Sa tête se balance d'un mouvement irrégulier. Ses gestes se font plus lent et ses paupières se ferment d'une manière naturelle jusqu'à être closes. Son crayon s'avachit sur le dessin, de même que le dessinateur sur son bureau.

Deux jours plus tard, sous le regard surpris de ses camarades, il arrivera en retard au Collège.

Carnet d'un ami disparuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant