Chapitre 9-2

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L'adolescent se retrouve à nouveau livré à lui-même, livré à ses propres angoisses qu'il a cachées durant ce laps de temps, qui lui avait semblé une éternité. Se retenant, il accourt vers les toilettes au fond du couloir. Cette traversée est une véritable épreuve durant laquelle il a l'impression d'affronter les regards inquisiteurs des autres. Des murmures lui parviennent au travers de ces conversations parasitaires, comme des jugements sur sa fuite. Tout se confond dans sa tête dans laquelle rien ne lui parait limpide. Puis le brouhaha s'intensifie, tout comme le poids des regards. Son crâne lui fait mal, comme si un marteau-piqueur creusait l'ossature de sa tête pour atteindre son cerveau.

Soudain, tout se calme, comme un retour à la normale providentiel : il est arrivé aux toilettes. Seule sa respiration reste irrégulière. Il ferme les yeux, tentant de la contrôler. Le tambour de son cœur cesse son rythme effréné, une pause méritée après tout ce qu'il vient de vivre. Il ouvre les yeux, se dirige vers le robinet. Le bruissement de l'eau rassérène son esprit tandis qu'il s'asperge ce liquide sur son visage pour l'éveiller de ce cauchemar réaliste.

Les examens approchent, le stress qui les accompagne aussi. Mais il ne s'agit pas de sa préoccupation. Il triture sa poche et en sort un billet de train. Il l'a acheté pour pas cher, normal pour un voyage en pleine semaine. Mais cela signifie qu'il loupera un jour de cours. Au point où il en est, il n'en a pas grand-chose à faire. Daphné ne partage pas son avis. Quand il lui a annoncé qu'il partira pour Paris, à l'adresse que leur a donné Agnès, elle a décliné l'offre, se justifiant par la date qu'il a choisie.

Cela a entrainé une dispute. Rory lui a reproché qu'elle n'allait pas au bout de sa démarche tandis que Daphné a abhorré son obsession pour son frère. Un but contre son camp puisque c'était elle qui l'a forcé à la joindre dans sa quête, qui lui a juré que Luke vit encore. Au final, ils ont pris leur distance, Daphné lui demandant de la contacter quand il aura fini son voyage. Rory le lui doit, alors il a rouspété une acceptation sans réel conviction.

Maintenant, il se trouve à la veille de son voyage, celui de toutes les vérités, durant lequel il sera seul. Et cela l'apeure. Se retrouver dans une grande ville telle que Paris est source de beaucoup d'angoisse pour lui. Il s'imagine les pires scénarios parmi lesquels il se perd. Cela explique pourquoi il cherche quelqu'un pour l'accompagner, le rassurer. Il y a quelques noms qui lui viennent en tête sans pour autant être convaincants.

Il pose ses mains aux extrémités du lavabo, défiant son reflet dans la glace. Son physique a changé avec le temps. Des cernes reposent sous ses yeux, l'éclatant azur ayant disparu derrière le métal froid. Ses boucles d'or se sont encrassées sous une couche de pellicules tandis que des poils encadrent sa mâchoire. Et sa peau beige a pâli, lui faisant ressembler à un fantôme. Il est devenu l'ombre de lui-même, ses convictions des Beaux-Arts remplacés par l'espoir de retrouver son meilleur ami. Les souvenirs de cette nuit, celle de sa disparition, lui reviennent, sa mère pleurant, lui fuyant cette réalité. Il désire tronquer cette réalité, qu'importe le deuil qu'il a accompli. Il préfère dénigrer cette période.

Un bruit interrompt le flot de sa pensée. Des rires mixtes atteignent ses oreilles, tout comme des échanges langoureux, amoureux. La porte s'est ouverte, claquant contre le mur marbré des toilettes. Rory tourne la tête et, stupéfait, reconnait un couple. Son regard rencontre celui amande d'une jeune femme qui a un sourire aux lèvres. Sa main se lie à celle décorée de bagues du garçon dont les vêtements sont fétiches. Leurs rires se stoppent quand ils remarquent la présence de Rory. Il ne peut réprimer un rictus moqueur, fier de voir Alice et Victor agir comme un véritable couple. Le rouge leur colore leur joue, Victor se grattant l'arrière de la tête avec un sourire béat.

« Félicitations à vous deux, j'imagine ? » déclare Rory incertain de ses mots.

Lui aussi est gêné. Le temps leur a permis d'oublier leur dernière querelle, mais Rory sait qu'Alice ne lui a toujours pas pardonné la querelle de Londres. Sa colère se traduit dans son regard et sa gestuelle fermés. Il a peut-être accéléré le processus, mais il l'a fait d'une manière trop maladroite, ce qui justifie cette animosité qu'elle a à son égard. Plutôt que de se confronter à elle, il prend la décision de déserter les lieux. Il se dirige vers la sortie gardée par le jeune couple et s'apprête à partir, murmurant des adieux à peine perceptibles quand, soudain, il sent un poids retenir son poignet. D'un coup d'œil, il remarque qu'il s'agit de la main de Victor. Son regard se lève vers le visage de ce dernier. Ses sourcils se sont froncés, accompagnés d'un sourire triste.

« T'sais, tu peux pas nous fuir éternellement. »

Pourquoi pas ? Ils l'ont bien ignoré pendant cette deuxième moitié d'année sans que cela ne les gêne pour autant. Ils pourraient continuer de prétendre que tout va pour le mieux, qu'il ne s'agit que d'un froid temporaire et qu'il s'arrêtera quand les portes de l'université s'ouvriront à eux. Cette amitié, ce groupe n'a aucune réelle importance à leurs yeux, pense Rory. Ils s'occupent de leurs propres problèmes sans se forcer à les partager comme à l'époque. Tout s'est arrêté dès lors que Rory a caché le carnet de Luke, partageant ce secret avec personne si ce n'est son ex et la sœur du regretté. De toute façon, leur groupe a volé en éclats depuis trois mois. Victor, Alice et Rosemary continuent de discuter en cours d'art, n'échangeant que durant ces moments-là. Rayenne reste à ses côtés par défaut, quand bien même il parle davantage à ce garçon timide.

Le cours d'art n'a plus la même ambiance. Rory n'est plus d'humeur à s'amuser, à jouer l'insouciant qui allait en soirée pour fumer deux-trois joints et danser avec des inconnus. Il a grandi, dépassé l'âge d'aller en soirée. Il a de réels problèmes dont il doit s'occuper désormais, pas comme ses pairs qui s'inquiètent et stressent pour leurs examens de maturité.

« On s'inquiète pour toi. » affirme Victor « Tout le monde. On sait ce qui s'est passé à votre voyage à Annecy, on sait que tu te sens mal, que la disparition de Luke t'affecte encore. »

Peut-être pas sa disparition, plutôt sa probable existence. Cette existence depuis laquelle il le nargue, depuis laquelle il vit sa meilleure vie, débarrassé du poids de son ancienne réalité. À dire vrai, il le comprend. Il a choisi la facilité. Abandonner ses amis, sa jumelle, son père malade tout ça à cause de ses mauvaises notes, d'une rupture difficile, d'une mère absente et d'amis qui ne pouvaient comprendre sa peine, cela semble être une solution justifiable. Mais au fond, s'il avait pris cette décision, c'était bien parce qu'il n'avait cure des opinions des autres, de ce que les autres penseraient de lui.

Rory est attristé, mais n'a plus la force pour pleurer. Il est devenu une machine suivant les indices laissés par son meilleur ami, quitte à se négliger et subir toute cette tristesse de cette vie morose. Il se mord la lèvre inférieure alors que son regard s'agglutine au sol.

« Et tu te morfonds alors que Rosemary s'est toujours pas remise de votre rupture, s'indigne une voix féminine, tu me dégoutes sérieux !

- Alice...

- Non Victor, il nous oblige à subir sa tristesse. Tout ça pour un mec qui est mort. Mort bordel ! Et tout ça sans penser ne serait-ce qu'une fois à nous ! »

Elle pointe du doigt Rory pendant qu'elle poursuit ses accusations.

« T'es triste, je le comprends. Il nous manque à tous, crois-moi, sa petite gueule d'ange un peu paumée hante parfois mes rêves. Et comme tout le monde, j'ai vécu un deuil compliqué. »

Rory relève ses lunettes alors que ses yeux s'écarquillent. Les traits d'Alice se durcissent.

« Mais j'y crois pas, tu croyais vraiment être le seul dans cette situation ? Réveille-toi Rory, t'es pas le centre du monde ! Moi aussi j'ai perdu un pote. Moi aussi j'ai perdu quelqu'un qui comptais énormément à mes yeux ! »

Ses iris amandes se sont effacés derrière un brouillard trouble, nostalgique. Rory voit qu'elle force son emprise sur la poigne de Victor. Mais elle ne se laisse pas abattre pour autant.

« Mais c'est pas pour autant que je poursuis un fantôme. J'ai accepté sa mort, et je pense qu'il voudrait nous voir sourire à la vie.

- Et si je t'apporte une preuve qu'il est vivant ? »

Elle part du présupposé rationnel qu'il est mort. Mais il est vivant. Il en est certain. Et ce voyage à Paris le prouvera. Alice soupire, levant les yeux au ciel.

« Et alors ? S'il est vivant, ça va pas réparer toutes les conneries que t'as faites. »

Rory lève les yeux au ciel, excédé. Il ne peut pas parler avec elle. Alors, il empoigne la béquille de la porte, l'actionne pendant qu'il entend un soupir.

« Prends soin de toi, s'il te plaît » finit-elle.

Un dernier échange de regard, un hochement de tête et il quitte les lieux.

Carnet d'un ami disparuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant