A vingt-six ans, je n'étais pas prêt à sauver quelqu'un de la noyade.
A la place, j'ai battu des bras, j'ai trépigné sur le rivage, enlevant et remettant mes chaussures, de moins en moins convaincu de sauter à l'eau chaque fois que j'y plongeais le pied. Si je devais raconter cette histoire et en être le héros, je dirais que « j'ai appelé à l'aide, au secours, Dieu en désespoir de cause, j'ai appelé jusqu'à ce que ma voix s'écorche et que mes gémissements s'estompent, imperceptibles dans le rugissement des vagues. ». Mais ce n'est pas le cas, je suis presque toujours resté silencieuse. J'ai appelé Son nom dont je me souvenais mal, pour essayer de la situer dans ce tumulte, j'ai appelé« la fille » qui se noyait, sans me jeter dans cet océan opaque et compact qui la ravissait. Elle avait un nom virgulaire, mon cri est lui aussi resté silencieux.
La nuit de Sa noyade a été la plus longue de toutes celles qui ont suivi.
Je suis restée sur la plage et j'ai attendu que la mer se retire un peu plus loin comme elle aurait du le faire, endeuillée ou victorieuse, après avoir arraché du monde la première fille de ma vie.
Je suis resté sur la plage et j'ai attendu que la mer se retire un peu plus loin comme elle aurait naturellement dû le faire, laissant ce désert froid et macabre que jonchent les corps noyés, les poissons séchés, les promesses crevées, tenues comme des bouées de sauvetage.
Je suis resté sur la plage et j'ai attendu que la mer se retire un peu plus loin pourque s'estompe ma culpabilité, comme elle aurait du le faire depuis que « j'essaie d'arrêter », de m'accrocher à des fantômes et à des personnalités qui marquent mon histoire et ma chair au fer rouge.
Mais la mer ne bouge pas, elle continue son froissement de feuilles mortes qui me dit que je devrais me mêler de mes affaires, puisqu'elle ne se mêle pas des miennes, que je la connaissais à peine cette fille, et que ça ne me regarde pas, que je devrais m'en aller faire la fête avec les autres, parce que la nuit ne reste jamais jeune très longtemps..
Ce qui m'ennuyait vraiment avec cette fille, ce n'était pas tellement le fait qu'elle soit morte, ni que je n'ai pas vraiment eu envie de la sauver : ce qui m'ennuyait vraiment, c'est que je n'arrivais plus à remettre la main sur son nom. Ni comment je l'avais connue. Ni même comment j'avais su qu'elle serait là précisément, cette nuit où je rentrais pour la première fois depuis sept ans sur la plage qui n'a jamais porté d'autre nom que « la plage ». Je ne me souvenais pas de son visage, la mer l'avait mangé en premier, ni de sa voix, elle devait être trop profondément enfouie pour que je l'entende. Mais je savais que c'était Elle, et qu'elle s'était noyée.
Je ne sais pas combien de temps j'ai attendu, ma montre cassée et ce putain de soleil qui refusait de se lever. Tout était distordu, mon esprit patinait. Tout le long de mon attente je pensais aux signes, « si une mouette passe au dessus de ma tête d'ici une minute, je vais m'acheter des chewings gums à la menthe demain». La mouette ne passait pas, j'attendais, frustrée, ne pensant déjà presque plus à la fille.
Au bout de quelques signes, la mer qui s'impatientait laissa quelques vaguelettes menaçantes me chatouiller les pieds, dans une sorte d'alarme qui disait à la fois « pauvre petit garçon, où est ta maman ? » et puis « tu ferais mieux de t'en aller, maintenant ».
J'ai repris cet air grave que ma mère me reproche par moments, j'ai fait dos à l'océan qui avait avalé la fille, et j'ai grimpé la dune. Des morceaux de bois sec piquaient la plante de mes pieds. Au loin, en effet, la fête s'épuisait lentement, se finissait à petits coups d'espressos qui permettent de tenir le coup à ceux qui n'ont pas encore flanché, les lumières qu'on avait allumées pour danser s'étaient un peu éteintes. Mes cheveux courts collaient à mon front à cause des embruns, ma peau rougie par la fatigue, le sable et l'air marin battait contre ma chair par petites pulsions inégales, les chaussettes trempées, tous mes habits empestant la marée, et rompue de fièvre et de culpabilité, je me faisais la réflexion que c'était peut-être là un avertissement : ne jamais plus retourner vers la mer, sous peine de me voir changé en statue de sel.
Et puis, quand je suis arrivée à la maison, j'ai posé mes clefs dans la coupelle en granit, la blanche, pas celle qui est ébréchée, j'ai noté sur l'ardoise « chewing gums menthe »et je suis allé me coucher. Sa noyade avait eu lieu dans un espace défini « la mer à côté de la plage » dans un temps défini « tout à l'heure », et aucun n'appartenait du tout à ma situation actuelle. J'ai pensé que peut-être, je devrais suivre l'avertissement de l'océan, et ne plus retourner auprès de la plage, dont les morceaux de bois sec me manqueraient.
Et cette nuit, je n'ai pas rêvé d'elle.
Rassurez vous, c'est une histoire d'amour.
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le ventre de Charybde
Randomquelque chose de tangible en attendant de créer du réel. ça ne s'adresse à personne, cette histoire. C'est comme ranger au fond d'un vieux placard inutilisé quelque chose de trop neuf. Du stockage voilà. " A 17, 26 et 36 ans( et sept mois ), comment...