Chapitre 45 / Face à soi-même

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— Tu dois m'aider, Aïko, dit Emmanuelle tout bas.

— C'est toi qui as accepté d'aider ses deux sombres idiots, répliqua l'intéressée en fusillant du regard les deux hommes assis sur son lit-banquette, trop petit pour eux.

Emmanuelle avait emmené Jung et Darius chez Aïko. Il fallait que cette dernière soit de leur côté, sinon jamais Lupita ne s'extirperait du côté obscur. Elle avait donc débarqué avec les deux hommes qui découvraient avec un certain étonnement, la déco minimaliste de la jeune photographe.

L'appart avait peu de meubles. Par contre du matériel photo traînait dans tous les coins. Sur les murs quelques « œuvres » qu'Aïko avait fait agrandir pour une expo à laquelle elle avait participé deux ans plus tôt. Elle avait dû rabattre le clic-clac pour permettre à ses « invités » indésirables de s'asseoir.

Jung était intrigué plus encore que Darius par ce qu'il voyait. Il trouvait les photos intéressantes. Elle reflétait une solitude angoissante. Si elles avaient été présentées par un grand photographe, il aurait parié sur des œuvres de jeunesse. Maîtrisées, mais sans ce petit quelque chose qui en aurait fait des chefs-d'œuvre. Le supplément d'âme .Il fut bientôt interrompu dans sa contemplation par la voix de l'artiste elle-même. Il sentit immédiatement qu'elle ne serait pas aussi facile à convaincre que son amie.

— Je ne suis pas d'accord, commença-t-elle par dire.

Darius se raidit immédiatement. Déjà qu'il se demandait sincèrement ce qu'il foutait là à chercher de l'aide auprès de gamines de 23 ans ! Il n'en fallait pas plus pour qu'il se lève et incite Jung à faire de même pour partir.

— Vous n'êtes pas très combatif pour une chef d'entreprise, dit alors Emmanuelle, les poings sur les hanches.

— En quoi ma combativité est-elle en jeu ici ? répliqua Darius en la fixant.

— Un obstacle, et vous partez.

— C'était l'idée de Jung. Moi, je ne pense pas que vous puissiez nous aider.

— Intéressant. Je serais curieuse de savoir comment vous allez vous y prendre pour ouvrir l'huître sans outil adéquate, dit alors Aïko en souriant pour la première fois depuis leur entrée dans son appartement.

— Je vais simplement attendre qu'elle se calme et lui verser une prime qui lui rendra le sourire.

Aïko et Emmanuelle échangèrent un bref regard avant d'éclater de rire.

— Ça se voit que vous ne la connaissez pas, notre Lupita ! C'est vrai qu'elle a besoin d'argent, mais vous avez fait trop de trucs complètement cons pour qu'elle se laisse acheter de cette manière cette fois, dit Aïko en s'asseyant sur l'unique chaise de la pièce, laissant son amie debout, ce qui ne sembla pas du tout la gêner.

— On a tous quelque chose qui nous fait avancer, M. Ryker. Moi, c'est faire du sport. Aïko, c'est la photo. Lupita, c'est l'informatique. Elle ne s'est pas fait embaucher dans votre boite par appât du gain. Je suis même à peu près sure qu'elle n'a même pas demandé quelle serait sa rémunération. Ce qu'elle voulait s'était faire joujou avec votre réseau, poursuivre les méchants hackers, colmater des brèches et sécuriser des données. Pour se détendre, elle se met encore devant un écran pour jouer avec une multitude d'amis virtuels. Et vous, avec vos petits tracas familiaux, vous lui avez pris ce qu'elle aimait le plus dans sa vie. Alors bien sûr, une belle prime lui permettra de s'acheter ce matos dont elle a tellement besoin, mais ça ne lui rendra pas la joie qu'elle avait de partir au boulot chaque jour, de faire ce qu'elle aimait envers et contre tous les avis de sa propre famille. De réussir là où on lui avait prédit qu'elle allait échouer. Voilà, M. Ryker. Vous subissez des pressions et vivez des enjeux importants, mais à notre échelle, nous aussi.

La tirade d'Emmanuelle ne laissa personne indifférent. Darius se rendait compte qu'il avait été égoïste. Il s'était voilé la face pour utiliser une personne à son propre avantage, sans se préoccuper réellement des conséquences possibles, prévisibles, pour cette même personne. Il avait été un con. Il le savait déjà, mais Emmanuelle Trévénec venait de détailler la chose jusqu'à la rendre parfaitement clair.

— Et donc ? Je fais quoi pour qu'elle accepte mes excuses et que nous puissions parler de ce qui va se passer ensuite.

— Parce que vous avez encore besoin d'elle ? s'exclama Aïko.

— Plus que jamais, dit alors Jung qui se mit à expliquer la situation.

***

Lupita avait fait un grand détour pour rentrer chez elle. Elle avait eu besoin de réfléchir à la situation. Elle avait eu besoin de faire redescendre la pression. Tout était allé tellement vite. Trop de bouleversements en trop peu de temps. Lupita avait beaucoup d'énergie dans la vie. Cependant, ça ne l'empêchait pas d'avoir besoin de temps pour mûrir chaque décision. Or, là, elle n'en avait pas. Pour diriger son existence, on lui demandait d'être aussis pontanément efficace que face à un problème informatique. Sauf que cette compétence, elle ne l'avait que pour sa vie virtuelle.

Elle avait inspecté la rue avant de s'y engager pour s'assurer que Ryker n'attendait pas quelque part. Puis, elle était montée en quatrième vitesse en s'assurant que la porte de l'immeuble se refermait bien, pour éviter les intrusions, car si son patron avait pu arriver jusqu'à son palier, c'était parce qu'il y avait toujours quelqu'un pour oublier de fermer la porte d'en bas.

Une fois chez elle, elle entendit la rumeur d'une conversation animée qui provenait de l'appartement d'Aïko. Son amie avait donc du monde chez elle. Elle ne pouvait pas aller la voir pour discuter de ce qui venait de se passer. Et Emmanuelle ne répondait pas à ses messages.

Lupita ouvrit sa fenêtre pour faire entrer quelques rayons de soleil de plus, et permettre à Pop-corn d'inspecter les environs en étant couché sur le canapé. Un peu perdue, un peu déboussolée, la jeune femme s'accouda et resta là, les yeux dans le vide, à ressasser tout ce qu'elle avait vécu ces derniers jours.

— Ça ne s'est pas bien passé ?

« Dieu lui parlait à nouveau », à cette pensée, elle sourit.

— Non. Ça ne s'est pas bien passé.

— Les mecs...

— Ouais, les mecs...

Gabriel exhala la fumée de sa cigarette du côté opposé à sa voisine de faux-balcon. Le matin même, elle l'avait réveillé en faisant son ménage avec des gestes peu délicats. Et c'était peu dire. Il était à peu près sûr qu'un ou deux objets avaient été cassés. La porte avait été claquée plusieurs fois aussi. Et il y avait eu des discussions animées. La conclusion venait d'elle-même.

— Comment ils font pour être aussi cons ?

— C'est un don que l'on cultive avec beaucoup d'application, répondit Gabriel.

— Dieu est donc aussi un con.

— À temps complet. Quand on voit l'état du monde...

— Pas d'espoir que ça s'arrange, alors ?

— Peu, répondit Gabriel en posant pour la première fois son regard océan sur Lupita. Et elle en fut toute étourdie.

Il lui plaisait ce voisin. Et peu importait ce qu'Emmanuelle ou Aïko en pensaient.

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