Chapitre 1

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      La voie que Thomas emprunte n'est pas celle qu'il a l'habitude de prendre, sans doute en a-t-il marre de fréquenter les mêmes rues désordonnées, sans vie et à demi oubliées des bas quartiers de Brazzaville. Presque sans raison, il a pensé, pour cette fois-ci, s'aventurer sur le chemin qui tombe sur un petit marché improvisé se trouvant tout juste à l'arrière d'une ruelle peu encombrante reliée à celle qui conduit à sa demeure. Un vrai contour en réalité.
      En même temps l'aubaine est qu'il pourra s'acheter quelques fruits et légumes qu'il n'a pas eu l'occasion de se procurer d'où il revient et ce parce que, au cours d'une minute, il a cru réaliser que ce qu'il comptait faire n'était pas si utile que ça : se payer des aliments qu'il mangera, sous prétexte qu'ils contiennent des éléments nécessaires pour le bien de sa santé et sa croissance ; une croissance qui ne conduira finalement qu'à une mort certaine. Cette ironie irrépréhensible du cycle de la vie le rend de moins en moins hystérique à l'idée de se résoudre de dépenser pour sa mort insinue-t-il, et le laisse surtout sans réponse à la question presque énigmatique qu'il se pose : à quoi sert tout ça alors ? Manger pour mourir ?
      Malgré tout, l'évidence le sauta aux yeux quand son ventre fit un bruit lorsqu'il cogitait dans le bus, ce qui l'a principalement convaincu de finalement s'approvisionner, sinon il mourrait de faim.
      Sur sa route une passante, le pas pressé, concentrée sur un smartphone, le bouscule, et lui présente ensuite des excuses qu'il n'a pas l'impression de prendre en compte. C'est une jeune fille, elle a de jolies yeux, un teint remarquable, et dont le superflu exprime une magnificence, à posteriori, inégalée, de plus son esquisse montre que son auteur n'y est pas allé d'une main morte — Une véritable beauté.
      Il accepte ses excuses nonchalamment, et continue sa route comme si rien ne c'était passé. Elle est encore jeune, essayait-il de s'en persuader dérangé par l'idée de la courtiser. Même s'il a conscience que cela ne justifie absolument rien. Telle qu'elle se trouve là, elle doit avoir un petit ami, forcément plus âgé qu'elle et parfois plus âgé que lui. Elle peut en avoir plusieurs d'ailleurs, qui se font tous bernés par cette seule et unique fille, en apparence innocente, inoffensive et, quoi de plus pire, assez jeune. Il sait que cela est possible. Seulement, aussi absurde que cela puisse paraître, il avoue qu'avoir connaissance de tout cela reste sans importance.
      Arrivée au petit marché, c'est vers une petite table qu'il est attiré par son instinct ou faut-il dire par hasard. La vendeuse lui sourit. Elle essaye de commencer une discussion que Thomas, lui, feint de ne pas vouloir écoutée. Son seul réel souci semble n'être que se procurer ces quelques légumes — qui datent peut être d'hier ou d'avant-hier — sur la table qui est devant lui. Rien de plus.
      L'expression qu'il remarque sur le visage de la vendeuse le laisse toutefois impassible. Elle a l'air gêné et étonné. Le sourire qu'elle lui a affichée au début a semblé disparaître quand pour la deuxième fois elle finit par recommencer son petit discours que l'on croirait ennuyeux.
      Néanmoins, elle croit comprendre tandis que Thomas se contente d'observer la marchandise. Elle essaie de faire quelques signes absurdes de la main dans le but d'attirer l'attention de Thomas.
      — Je veux ce tas madame, répond Thomas, assez brusquement, attisant de plus belle la stupéfaction de la vendeuse.
      — Mais vous savez parler ? Pourquoi vous ne m'avez pas répondu ? interroge la vendeuse rassurée de ne pas à utiliser un code linguistique qu'elle ne connait pas. J'ai cru que vous étiez un sourd.
      — J'ai pas fait attention. J'en ai l'air ?
      — Ça alors, je suis à peine 1 mètre de vous et vous me dites que vous n'avez pas fait attention ? Et surtout que vous voulez m'acheter ce que j'ai ? Et comment voulez vous que je ne prenne pas pour un sourd muet ?
      — Ça fait trop de questions, réplique Thomas le sourire forcé aux lèvres, et puis est ce obligé de répondre à toutes vos questions ?
      — Yah ! Vous êtes méchant.
      — La méchanceté n'a rien à voir là dedans. Ce que je voulais dire c'est que je pourrais beau répondre à toutes vos questions mais elles ne vous serviront absolument pas à vendre votre marchandise. Et si je peux me permettre, vous êtes ici en tant que vendeuse. Alors pourquoi voulez perdre votre temps à écouter des choses qui ne vous seront d'aucune utilité ?
      — Parce que j'en ai envie, répond la vendeuse en regardant une de ses homologues qui l'a interpellé, lui demandant quelque chose à voix basse.
      — Parce que vous en avez envie... Bon tenez ! Ça fait combien déjà ?
      — Ça fait 2500. Attendez je vous rends la différence.
      Elle lui tend deux billets. Thomas la remercie et s'en va ne laissant aucune réponse à la vendeuse qui a déjà l'air d'avoir oublié la discussion.
      Quelques minutes plutard, il arrive enfin chez lui. Le portail qu'il franchit délimite d'un côté l'authentique et magnifique maison qu'il habite. La première expression que devrait prononcer chaque connaisseur en pénétrant son repère est un "waouh". Plus évidente devient la remarque. Il gagne généreusement sa vie. Mais ce qu'il refuse d'admettre de cette vie est qu'elle soit la source de son bonheur.
      Depuis qu'il a réalisé son rêve, devenir ingénieur en informatique et travailler dans une grande société, son sentiment de satisfaction a fini par s'estomper sans trop comprendre pourquoi.
      Faire ses études au Canada lui a donné beaucoup d'avantage, et plus encore dans une grande université, où il a obtenu son diplôme d'ingénierie. En vue d'accomplir son devoir en tant que congolais d'origine, il fut contraint de rentrer au bercail où, une fois arrivée, il trouva un poste bien rémunéré.
      Le bonheur, il avait cru le trouver une fois son rêve réalisé. Malheureusement, ce qu'il constata n'était pas ce qu'il espérait vivre. Comme si la vie lui rappelait l'absurdité des rêves et des efforts de l'être humain.
      La question qui résulta de cette révélation le frappa pendant longtemps. Pourquoi voulait-il devenir ingénieur en informatique ? Il n'avait jamais su quoi répondre, tout simplement parce qu'il ne le savait pas.
      En outre, Thomas ne peut nier que le schéma qu'il effectue quotidiennement l'enlace : se lever tôt, arriver au boulot, travailler pendant des heures interminables, rentrer chez lui, dormir, et repartir le lendemain à son poste. Et cela fait déjà 7 ans qu'il l'exécute en boucle sans s'arrêter, ni même d'y songer.
      Arrivé dans son salon, il enlève ses chaussures qui lui font un peu mal, ensuite ses chaussettes qu'il fait entrer dans ses chaussures, et se jette sur le divan après avoir fait un petit tour dans la cuisine où il a déposé ses achats. Sur la montre plaquée au mur, il est indiqué 18h 5min. Ses paupières lourdes finissent par céder. 
      Quand il se réveille, il est 19h 29min. Sans plus tarder, il va se changer et en passant il allume son écran plasma et choisis un programme en anglais, le volume accentué à tel point qu'il peut écouter depuis la cuisine où il finit par arriver. Une fois son analyse faite dans le frigo et buffet, il y classe ses achats sans trop faire attention à l'ordre de leur classement. C'est à cuisiner qu'il se met ensuite, inspiré par la faim qui le possède déjà depuis un bout de temps, avec un grand soin.
      Le plus dur pour lui maintenant est tenir le rythme auquel le temps semble aller. On aurait cru qu'une minute comptait désormais plus de secondes que le nombre conventionnel connu.
Et voilà que tout finit par être prêt.
Il se met à table quand l'image de sa pelouse lui vient à l'esprit. Il doit le tendre demain. Elle a tellement débordé qu'elle risque de camoufler certaines bestioles qui le répugnent autant. Vaut mieux tout éviter.
      Thomas prenait toujours soin de sa maison comme on prend soin d'un bébé qui vient de naître, seulement il ne savait vraiment pas pourquoi il le faisait. Les murs impeccables en tout temps, la pelouse assez verte, le garage soigné, la cour propre et ordonnée, elle était toujours aussi bien organisée. Une demeure qui est pour le quartier une des plus belles. Ses voisins ont toujours dit que celui qui l'habite gagne bien sa vie, est riche et donc forcément heureux. Comme s'ils savent ce que ça signifie.
Il est même arrivé que certains passants prennent pour model de leur future maison son illustre chef d'œuvre. Sauf que pour lui, tout ce qu'il a, ce qu'il pense faire, ce qu'il fait ne l'a jamais mené vers ce qu'il recherche. En réalité, à un moment donné il n'a plus su pourquoi il vivait. Quel était son but sur terre. Ou encore le véritable sens de la vie.
Dans ses souvenirs, il se rappelle encore de sa tendre enfance. Il était optimiste et sentait qu'il était né pour faire quelque chose de grand. Son père décédé quand il avait 3 ans, il avait grandi qu'avec sa mère et sa grand mère qui l'ont soutenu tout au long de son parcours scolaire. Il s'était accroché à son rêve, et croyait fortement qu'il réussirait, par conséquent qu'il changerait le monde. Mais le résultat est le plus évident, c'est le monde qui l'a changé. Les événements de sa vie successivement positifs l'ont étonnamment déshystérisé. Depuis le début, il n'a échoué en rien. Ce qu'il connait n'est que la réussite. Plus, il la savoure, plus le doute se fait grand, il se demande de quel goût elle est réellement. L'impression que le temps a fini par le faire perdre ses sens, au point où le monde à ses yeux, n'a plus de couleurs, où, même tout ouïe, les dires ne l'atteignent plus, où la saveur de ses mots n'est plus qu'un lointain souvenir. Et s'il tient encore debout et qu'il avance, c'est tout juste parce qu'il n'y a rien de plus juste que d'avancer. Avancer sans jamais s'arrêter pour aller vers un endroit qu'il ignore.
Le sommet ? Qu'est ce que c'est ? La belle vie ? Qu'est ce que c'est ? - Pourquoi ? Pourquoi les gens voulaient réussir ? Sans doute pour être heureux, fait-il tout bas. Mais Thomas a réussi d'après ce que les gens disent autour de lui, il travaille, il a construit et possède une voiture. Pourtant à 31ans seulement. Alors pourquoi n'est-il pas heureux ?
Ce temps de réflexion, il le passe devant son plat qu'il commence à négliger. Subitement il se souvient d'une notion qu'il a appris en philosophie quand il était à l'école : les questions sont plus importantes que les réponses. Seulement pour lui ni les réponses ni les questions n'ont d'importance du moment où certaines questions semblent ne pas avoir de réponses. Ce qui l'a finalement convaincu que la vie n'a pas de but précis. Comme quoi certaines questions n'ont pas de réponses. Quel est le but d'une question ? La réponse forcément. Alors si la question n'a pas de réponse c'est que la question n'a pas de sens autrement dit n'a aucun but. Il a fini par se dire que la vie est faite ainsi. Tandis qu'il voit certains qui prétendent connaître ce pour quoi ils vivent, ce qu'ils sont venus accomplir sur terre, Thomas lui se contente de savoir qu'il fait partie de ceux qui ignorent tout de leur destinée. Comme si cette dernière les a abandonné à leur propre sort. Cependant, il ne peut pas le nier. Quelque chose lui fait tenir vivant, l'empêchant de mettre un terme à cette vie qu'il traite d'insensée. À vrai dire tout cela n'a plus aucune importance à ses yeux. Surtout qu'il ne sait rien de ce qui peut bien lui faire tenir encore debout, il préfère plonger dans cette ignorance.
Qu'est ce que le bonheur ? C'est arriver au résultat. Rien de plus. Le reste n'est qu'éphémère. Il essaie de s'y persuader l'air assez passible. Est ce parce qu'il se sent seul ? À l'université, il a connu une fille avec qui il pensait construire toute une vie. Après l'obtention de leur licence, cette jeune demoiselle blanche s'est très vite rendue compte que leur rêve commun n'était qu'un obstacle à la réalité dans laquelle ils vivaient. En effet, ses parents n'appréciaient pas Thomas sous un prétexte farfelu qu'il ne prit aucune envie de réaliser : sa couleur de peau. Par malchance, les parents de celle qu'il appelait "son être" étaient racistes. Le mal finit par se dissiper une année après lorsqu'il rencontra cette fois-ci une togolaise. Très belle, il était tombé sous son charme. Leur relation dura deux ans quand elle aussi retourna dans son pays pour des raisons qu'il n'avait jamais connu et préférait ne pas connaître. Après son master, et son stage, il intègre une administration où il devient ingénieur en informatique. Il rencontre ensuite une jeune journaliste, encore étudiante dans un café. Ils entretiennent une relation pendant quelques années, quand à son tour il rentre dans son pays pour y travailler d'arrache-pied.
En réalité, la mauvaise tournure de sa première relation lui avait laisser paranoïaque, d'où dans ses deux dernières relations, il s'en était remis qu'au destin. Advienne que pourra, disait-il. Il n'avait plus jamais envisagé un avenir en tant que tel. Peut être ne savait-il plus ce que c'était ! Ce qui est sûr, celle qu'il avait réellement aimé l'avait abandonné. Et le risque que cela se répète pour la deuxième fois, qui fut bien le cas, était assez plausible de recommencer à chaque fois. Se donner corps et âme dans ce genre de relation éphémère, à durée déterminée, n'avait aucun sens. Même arrivé à Brazza, il n'avait pas songer à se trouver une petite amie. Car une fois encore, cela paraît sans importance. De plus, avoir une femme ne ferait pas son bonheur. Si ce n'est pas ça, qu'est ce qui lui manque alors ?
Le temps est passé si vite à la fois lentement. Le noir a couvert le petit quartier peut être toute la ville et Thomas s'en va se coucher, car il a beaucoup à faire demain. Son schéma quotidien l'attend.

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