Sur la route qui relie le hameau de Lys-sur-L'Aure et Isigny-sur-Mer se trouve une petite maison blanche à colombages. La peinture a perdu la couleur immaculée qu'elle avait le jour de sa construction, il y a plusieurs siècles. Les poutres brunes strient ces murs fissurés à la peinture écaillée. Un toit de chaume couvre cette petite maison à un étage. Les quatre fenêtres aux cadres de bois sont décorées de petites jardinières aux fleurs rouges et jaunes. Cette petite maison est un petit coin de paradis dans cette Normandie ravagée par la guerre. Ce qui fait son charme, ce n'est pas sa petite terrasse baignée dans le soleil dès les premières heures de la journée, son petit jardin avec des fleurs de lin violettes, des orchidées roses, des coquelicots rouges, quelques fleurs sauvages jaunes et un pommier, le feu qui crépite dans la cheminé les soirées d'hiver, la vue sur les champs embrumés le matin, le calme introublé de la campagne normande, l'odeur de la bonne cuisine, du chocolat, du café, du sucre et du caramel mélangées, les couchers de soleil qui baignent la maison dans une palette de couleur rouge, orange et rose les soirs d'été, les hirondelles et les mésanges qui chantent dès le matin sur les branches du pommier, mais son unique habitante. Albertine Briard est la doyenne du petit hameau du Lys-sur-L'Aure. Ce n'est pas sa longévité qui fait sa réputation, mais son incroyable gentillesse, douceur et générosité. Beaucoup parlent d'elle comme d'une guimauve. Elle parle d'une voix douce, et trouve toujours les mots pour voir la lumière dans les situations les plus sombres. La vie n'a pas été très douce avec elle, mais elle s'efforce à donner le meilleur de sa personne pour apporter un peu de clarté dans la vie de ceux qui l'entourent. Mais malgré son sourire radieux, ses paroles lumineuses et son cœur en or, Albertine vit seule. Son mari, l'amour de sa vie, a quitté ce monde il y a cinq ans. Ils avaient vécu quarante-quatre années de bonheur tous les deux, malgré des tragédies. Ils ont dû affronter ensemble une guerre mondiale qui a emporté leur fils aîné Charles, et le départ de leur fille cadette Jeanne pour les États-Unis, de qui elle n'a plus de nouvelles. Ainsi Albertine vit seule, à l'écart du hameau du Lys-sur-L'Aure. Tous les jours, elle se rend au village pour faire ses courses, discuter avec les villageois, prendre un café avec les locaux et surtout se mettre à jour sur les derniers ragots du village. Mais avant tout, tous les matins, elle s'assoit sur sa terrasse avec une tasse de thé à la bergamote, et elle attend le passage du car scolaire pour dire bonjour aux enfants du village d'un signe de la main. Tous les matins depuis cinq ans, elle leur dit bonjour, et tous les matins depuis cinq ans, ils lui répondent d'un signe de main et d'un grand sourire. Elle adore voir ces petites bouilles innocentes souriantes. Elle aime ces enfants comme ses petits-enfants qu'elle n'a jamais connus. Son moment préféré de l'année est le matin de la rentrée des vacances de septembre, quand elle découvre qui sont les nouveaux visages dans le car, et quels sont ceux qui ont quitté l'école pour d'horizons nouveaux.
Malgré l'arrivée de la guerre, le car scolaire est toujours présent au rendez-vous, et les petits toujours souriants. Leur innocence leur permet de ne pas comprendre la tragédie qui se joue dans le reste du monde.
En ce matin brumeux de juin 1940, Albertine est surprise d'entendre des véhicules passer sur la route, habituellement calme les dimanches matins. Elle n'attend pas le passage du car, donc elle passe la tête par sa fenêtre pour voir ce qui vient troubler le silence matinal. Elle n'est pas surprise, mais plutôt désemparée quand elle voit qu'il s'agit d'un cortège de chars et de voitures allemandes. On savait que les Allemands avançaient vite en France depuis mai, et personne n'était assez naïf pour penser que la Normandie serait épargnée. Depuis plusieurs semaines, tout le monde attendait les Allemands. Albertine pousse un petit soupir. Elle a déjà vécu les guerres napoléoniennes, la Première Guerre mondiale, et voilà qu'elle vit une deuxième guerre mondiale. Sa première pensée va à tous ses enfants, qui ne se doutent pas encore que leur vie vient d'être chamboulée, et que plus rien ne sera jamais pareil. Ils sortiront tous blessés et traumatisés des années qui suivront. Les Allemands viennent de mettre fin prématurément à leur enfance, leur volant ces belles années d'innocence et d'insouciance. Un crime impardonnable et irréparable.
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Bourgeons de lys
General FictionUn petit passage dans la vie d'Albertine, doyenne du village du Lys-sur-L'Aure en Normandie, alors qu'elle est témoin des souffrances de son village pendant la Seconde Guerre mondiale.