Il n'est pas besoin d'être un grand philologue pour comprendre que Le Silence est un pur exercice de style, intellectualiste et universitarien, issu d'une époque qui finissait de confire en académisme d'iconoclastes où tout ce qui était estampillé « nouveau » s'inscrivait à plein au cœur de la vogue, et qui publiait quantité de livres faciles à écrire et à louer, et beaucoup plus d'essais anodins que de chefs-d'œuvre : on n'osait plus déclarer que c'était piètre et minéral, que ça ne tenait d'aucune envergure, que c'était de la littérature de poseur douceâtre après les justes insultes d'auteurs fin-de-siècle, on adulait encore Sartre pour ses lapalissades morales de lycéens. Or, je crois pouvoir expliquer la genèse de cette œuvre : c'est l'occasion où un auteur trouva ingénieux de définir le plus exhaustivement la notion de « silence en société » dans une pièce de théâtre, et judicieux de proposer un personnage dont le mutisme obstiné trouble autrui, ou choque, ou amuse, et pertinent de suggérer que cette « problématique » s'inscrit en un ordre forcément métaphysique et « politico-sociale », malgré beaucoup de surestime patente, ce qui constitue la marque des « grands écrivains » français entre 1945 et 1970 : ce sera par ailleurs l'occasion pour Sarraute de développer l'idée de « tropisme », son exclusivité savante « à elle » et sa fierté puérile, idée selon laquelle on admet un cheminement sentimental intérieur de crise pour la moindre variation d'humeur, que l'auteur explicite à l'excès comme si le personnage devait hurler en totale désespérance une banale envie d'uriner. Le Silence est un exercice de 45 pages écrites en gros caractères sur le maximum de significations psychologiques qu'on peut prêter à un silence qui intervient dans une conversation mondaine, pièce rédigée par un auteur qui, probablement incapable de distinguer ses bonnes de ses mauvaises inspirations, les livre toutes sans distinction à la faveur d'éditeurs complaisants.
Il est vrai que le problème du silence – entendre : le silence pris comme objet foncier de l'intrigue, comme sujet même et pas seulement comme accessoire dramaturgique – est, je crois, relativement inédit au théâtre ; ne tout de même pas considérer le paradoxe d'un acteur-qui-ne-dit-rien comme une innovation géniale : c'est une idée qui traverse l'esprit de tout dramaturge débutant quand il répartit des répliques et des rôles et en envisage des alternatives. Pour autant, beaucoup d'inédits artistiques se justifient aussi par leur absence d'intérêt : c'est selon moi où se situe cette pièce, qui demeure une sorte d'objet conceptuel – et à peu près tout ce que l'art a exposé de « conceptuel » repose sur une supercherie généralement sue –, s'agissant d'un silence auquel l'auteur ne prend même pas la peine, c'est-à-dire ne fait même pas l'effort, de constituer une valeur plausible, de l'introduire avec habileté dans un contexte, de le faire suggérer au lieu d'inciter les acteurs à crier et à trembler sur des présomptions immédiates et insensées – qu'on peut bien appeler « tropisme » si l'on veut, qui ne sont que façons d'hystérie qu'une convention théâtrale essaie de passer pour raisonnables et édifiantes. Ce n'est même pas un silence relevant d'une élaboration d'intrigue, par exemple d'un secret, d'une honte, d'un jugement, etc. mais ce sont toutes les hypothèses l'une après l'autre, avec un minimum de lien seulement pour que ça ne semble pas trop arbitraire et qu'on puisse en rédiger des notes. Si l'on doute de la facilité à fabriquer du théâtre-par-thèmes, c'est qu'on n'est pas écrivain, qu'on n'a pas seulement tenté de l'être ; qu'on s'y essaie une fois et l'on verra qu'en quelques minutes on peut concevoir l'originalité d'une œuvre littéraire... : sans dialogue, sans mouvement, sans sujet, sans esprit de conséquence, sans temporalité, ou, pourquoi pas, sans la lettre « i », etc. Ce fut largement le projet du Nouveau-roman de réaliser des textes que nul ne veut lire par tentatives exclusives de fabriquer des idées bizarres, ostensibles et « patrimoniales », et ce fut aussi largement son destin de connaître en tant qu'école une notoriété historique par défaut de concurrence et qui fut bien proportionnelle à son innocuité en tant que courant de pensée et qu'influence artistique.
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.