Chapitre 1

15 5 1
                                    

Chapitre 1 :

L'été voyait le retour aux Saules des cousins éparpillés durant l'année au grès des villes françaises. Chaque année c'était le même tourbillon de jeux, de rires, de repas sur la terrasse ombragée, sous les yeux attendris des grands-parents. Chaque année, c'était aussi les petites blondes qui se transformaient en jeunes filles en robe longue et les petits garçons aux genoux cabossés qui s'assagissaient. Les trois mois de vacances d'été avaient toujours cette saveur entremêlée d'éternité et de nouveauté. Et à vingt-trois ans Jacques s'enorgueillissait d'avoir passé chacun des étés de sa courte vie dans cette belle maison des Saules, dans cette Bourgogne verdoyante qui avait vu naître ses ancêtres.

Pourtant cette année au milieu des rires des enfants et des discussions des femmes, les hommes lissaient leur moustache d'un air soucieux. Tous les journaux ne cessaient de titrer l'imminence d'un conflit contre les voisins allemands. Jacques, déjà homme mais encore si fougueux, se surprenait à rêver de cette guerre, brève et victorieuse. Partir en bel uniforme et revenir, lauriers en main. Cette année, il avait invité un de ses amis aux Saules, Joseph, un garçon joyeux qui animait toute la maison avec son harmonica. Si l'harmonica de Joseph plaisait tant aux plus jeunes, il ne se lassait pas d'espérer qu'il lui ferait obtenir un regard de la cousine de Jacques, Jeanne. Le jeune homme était en effet bien plus préoccupé par cette jeune fille brune que par les soucis politiques. Jeanne, ses vingt-et-deux ans, son air farouche et rebelle, qui depuis longtemps avait rejeté la couture et les courbettes au profit des livres scolaires. Jacques et Jeanne avaient grandis ensemble, s'étaient chuchotés des confidences sous le grand escalier de la maison, avaient joué au chevalier et à la princesse et s'étaient promis amitié éternelle. Pourtant cette année Jeanne ne voyait plus que ses livres. Dès que les deux gaillards essayaient de l'en distraire pour une promenade ou une partie de tennis elle leur lançait l'un de ses regards dont elle seule avait la clef. Un regard indéchiffrable, une farouche désapprobation mêlée à une douceur dans le refus. Elle leur en voulait de la détourner de son ouvrage mais ne parvenait à le lui reprocher. Alors Jacques et Joseph s'éloignaient en silence et rejoignaient oncles et cousins. Le soir seulement, Jeanne venait retrouver les deux amis alors que la maisonnée s'endormait. Sur les marches du perron, Jacques offrait à Joseph et à Jeanne une cigarette. L'extrémité rougeoyante se consumait doucement dans l'air de la nuit. Ils échangeaient peu de mots mais goutaient de cette présence silencieuse.

Le mois de juillet se déroula ainsi, dans cet étrange mélange de douceur estivale et d'inquiétude tapie dans l'ombre. Comme si un ennemi invisible se préparait à attaquer et que la gaîté familiale allait disparaître à jamais. Jeanne travaillait, Jacques et Joseph goûtaient à l'oisiveté des vacances. Les discussions tournaient autour de la guerre potentielle, autour des enfants qui grandissaient, autour des légumes du potager, et autour des avis de chaque membre de la famille sur ce que Jeanne devait faire. La jeune fille voulait réussir des études de médecine, son père la regardait travailler avec un air admirateur, sa mère désapprouvait la trop grande faiblesse de son époux envers leur fille et chaque oncle, chaque tante y allait de son petit commentaire. Jeanne semblait n'en avoir cure et continuait à apprendre des formules, des schémas anatomiques, et n'écoutait pas un mot de ce qui se tramait autour d'elle. De toutes les manières son père n'oserait jamais lui interdire d'étudier, il était bien trop fier de sa fille. Grâce au bouclier paternel la jeune fille parvenait à échapper aux foudres maternelles et s'éloignait ostensiblement du chemin habituel d'une jeune fille de bonne famille.

Le 4 août fini par arriver et apporta avec lui sa mobilisation générale placardée sur les murs des mairies, le tocsin sonnant, l'affolement général des femmes et le départ des hommes. Comment raconter les quelques semaines qui suivirent ? Les femmes restèrent aux Saules tandis que les hommes de la famille étaient disséminés sous le feu allemand tout au long de la frontière est. Jacques et Joseph, nantis de leurs vingt-trois ans fougueux et de leur formation militaire à Saint-Cyr furent bazardé immédiatement lieutenants, aux alentours de Verdun. Ils comprirent en quelques heures que la guerre était bien loin de toute leur formation théorique en école d'application et de leurs flamboyants uniformes.

Jeanne exigea de son père de pouvoir rentrer à Paris, sa mère la foudroya du regard mais n'osa pas s'opposer à son époux. La jeune fille fit ses bagages, empaqueta ses livres et monta dans le train. Paris, déserté par ce mois d'août où les campagnes attendaient les moissonneurs, accueilli la jeune fille qui se remit immédiatement au travail, dument chaperonnée par Lucien et Madeleine, l'homme à tout faire et la cuisinière de la famille.

La veille du départ de Jacques et Joseph, les jeunes gens étaient assis sur les marches du perron des Saules, tirant doucement sur une cigarette. Ils ne parlaient pas, goutant à l'instant, comme si à l'aube des combats le temps pouvait s'arrêter pour leur accorder encore quelques secondes le privilège de la jeunesse avant que l'horreur de la guerre ne la balaye. Jeanne le regard posé sur l'horizon semblait abstraite du moment, comme ne remarquant pas les deux garçons assis à côté d'elle. Jacques ne pensait même pas à la guerre. Il fumait calmement, il aimait ce moment, il sentait les vieilles pierres de la maison contre lesquelles il était adossé, il songeait à ses ancêtres qui étaient tous passés par ce perron. La nuit était complètement tombée, Joseph était presque allongé sur le sol tandis que Jeanne fumait encore la dernière cigarette de Jacques. Il fallait aller dormir, il était temps. Jacques se leva d'un grand geste théâtral, balaya le sol d'un chapeau imaginaire et souhaita une bonne nuitée à Joseph et à Jacques, avant de disparaître dans la maison. Alors que la jeune fille faisait mine de se relever Joseph posa sa main sur celle de Jeanne. Doucement il entrelaça leurs doigts sans rien dire. Jeanne ne semblait pas surprise, elle ne bougea pas puis resserra un peu sa main dans celle de Joseph. Après quelques minutes passées ainsi, elle se leva et déposa doucement un baiser sur la joue du garçon.

Le lendemain sur le quai de la gare, au milieu de toute la très nombreuse famille, Joseph et Jeanne échangèrent un sourire chargé d'un secret, dont ils ne savaient pas très bien encore où les conduiraient-ils mais, qu'ils chérissaient déjà. 

Les SaulesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant