La patience du papier, Witold Gombrowicz

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Il m'est difficile de juger Gombrowicz ; c'est pourtant nécessaire puisque je m'apprête à critiquer ses articles, donc sa pensée. Sans doute y parviendrai-je, après que j'aurai construit patiemment l'identité d'un homme, de manière posée et pesée, en m'y attardant bien – c'est ce qui se réalisera moins vite qu'on ne suppose, parce qu'on lit un texte à la vitesse où les mots sont fixés et s'enchaînent, tandis que ces mots n'ont pas été choisis et placés avec la même célérité. On croira : « Il n'a pas mis de temps à juger ! » ; on ignore à quelle lenteur je réfléchis et j'écris (toujours garder à la conscience que la conséquence du jugement, particulièrement dès qu'il est écrit, est de classer et caser, et que l'esprit se sert ensuite de ces « fiches » mentales pour fonder d'autres jugements sur la base de ce système de cohérence : on peut bien sûr y revenir ensuite et les réformer, mais c'est plus difficile que de commencer par les établir consciencieusement). C'est avec honnêteté en tous cas que je tiens à annoncer dès l'abord que ce m'est difficile : on ne me reprochera pas ainsi de prétendre précipiter mes avis où exposer de pauvres préjugés. À cette heure, je ne suis pas sûr.

Une remarque préliminaire concerne la collection d'articles sélectionnés par l'éditeur (Christian Bourgois) : ces textes, on ignore sur quel fondement on les a réunis et répartis ainsi par sections, étant issus de revues et de dates différentes, de sorte que faute d'une préface pour l'expliquer on est en peine de savoir s'ils sont même caractéristiques du style et de la mentalité de l'auteur. Même, j'en trouve certains disparates et faibles, comme mal élus, particulièrement les premiers relatifs à Bruno Schulz, ainsi que d'autres inutiles et piètres, comme les lettres au rédacteur de Kultura ou les textes relatifs à des voyages qui ne sont même plus des articles, en tout cas pas vraiment des articles d'idées, encore moins d'idées sur la littérature. Par défaut, je m'en tiendrai donc à la pensée qu'un hasard relativement dirigé a constitué ici un répertoire qui est représentatif de l'auteur, et je le considérerai une somme dont le travail peut-être bel et bien indépendamment apprécié comme un livre de Gombrowicz.

Gombrowicz est un tempérament marqué par une condescendance manifeste, qui tient à se présenter supérieur, réclamant la modestie d'autrui et se campant et drapant. Ses critiques de livres ne sont guère argumentées, faites péremptoires, souvent contestables en ce qu'elles se fondent sur des impressions justifiables mais injustifiées, où l'on discerne que Gombrowicz ne s'abaisse pas aux explications, se sait ou pose irréfragable et suffisant, en hauteur dédaigneuse et fière de sa distinction. Accoutumé de solitude, austère et visible, il est cependant très attentif à ce qu'on écrit sur lui, et susceptible, mais toujours en apparence de dégoût lointain : quand il répond à de mauvaises critiques faites contre lui, il devient exact sur les termes, cite articles et chiffres, masquant mal sa contrariété faussement stoïque et méprisante, incapable d'abandon sur le terrain de l'orgueil, tenant à sa réputation, vaniteux au fond c'est-à-dire craintif. S'il se savait haut, il ne s'abaisserait pas ; il y a de la fébrilité en ses prétentions de succès, de l'attention intrinsèque pour les jugements notoires. Or, si l'on triomphe objectivement, le fait suffit, et rien que le savoir résout les contradicteurs : à quoi bon arguer de dates et de journaux et entrer dans la mesquinerie des preuves de gloire, comme un écolier qui montre son bulletin de notes ? Il y a une petitesse dans sa façon pointilleuse de se défendre, qui signale une vexation ; or, c'est une préoccupation qui le saisit dès ses premiers écrits, où il fait une espèce d'aimable provocation, d'une drôlerie jaune et déplacée à un confrère par revue interposée. C'est un faux solitaire, peut-être : il tient à son image, a d'évidence besoin qu'on dise de lui : « C'est un grand » ; il ne peut laisser dire l'inverse, ce qui indique qu'il pense que cela peut convaincre, et que cette influence le gêne – il manque d'intégrité, il prétend à la distance mais reste à portée. Et cependant il tient particulièrement à son image de solitaire, c'est ce qui lui fait répondre ostensiblement quand on lui demande : « Quels sont vos projets d'avenir ? — La tombe. » (page 297) : c'est typiquement une réponse de pavane, insincère, choc et crâne, presque fait pour heurter et être désobligeant ; ça n'obéit à aucune satisfaction intérieure sinon celle de se voir dire une telle froide outrance. On se sent dur à se l'entendre : bien sûr, la tombe est le contraire d'un projet. Épigramme ou lapidaire. Juste une forme et une gueule. De la truculence sans fond.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant