Cannes, ma ville natale, il est dix-huit heures. Je crois bien que ma vie est la définition parfaite de boucle. J'ai presque tout connu dans ma vie en si peu de temps. Après avoir vécu une vie de débauche, j'ai tutoyé les sommets. Pour finalement, par déception et lassitude, décider de retourner au point de départ. Je me suis bien amusé on peut dire, mais le revers de la médaille n'est jamais trop loin. Il fait si bon en cette fin de mois d'aout 1905. J'ai trente et un ans et je pense que je ne me suis jamais aussi bien senti. Ce léger vent qui caresse mes cheveux me rappelle tous les jours ô combien j'ai eu raison de quitter la capitale, vecteur de tous les excès des hommes. Tout cela en vivant cette vie, qu'au plus profond de moi, j'avais toujours désiré : jouer de la musique dans la chaleur de Cannes sans ne me soucier d'aucune autre chose.
Je suis près de la fontaine à jouer du saxophone, au milieu de cette place que je chéris tant depuis mon retour, avec cette main gauche qui me fait toujours autant mal. Une jeune femme, accompagnée d'un petit garçon (il ne devait pas avoir plus de trois ans), me regarde attentivement. Elle doit être enthousiasmée par la musique, cela ne serait pas étonnant. Cette dernière ne sait certainement pas que le grand et mystérieux Lucien-Antoine De la Louve joue cet air rien que pour elle depuis quelques minutes. Elle ne peut pas profiter de l'intensité du moment car, malheureusement ou par chance, il n'existe plus. C'est maintenant devenu une légende, un moment d'égarement. Mais ce petit garçon près d'elle, lui, sent que ça ne semblait pas anodin ce qui se passait sous ses yeux, remplis d'admiration. Il est blond, avec des iris claires. Cet enfant me fait penser à moi plus jeune. Ce petit fera un bon artiste vu à quel point l'art le fait vibrer.
Je prends une pause, le temps de boire dans ma gourde et me ressourcer. Aussitôt, l'enfant se met à courir vers moi. Sa mère, toute surprise, s'écrit : « Pierre ! Pierre ! Reviens là ». Ma première rencontre avec Pierre Hugo, s'est déroulée ainsi.
Tous les jours ensuite, il était là, accompagné de sa charmante mère, à m'observer jouer. Plus les jours passaient, plus le petit Pierre était fasciné, transporté par les notes qui s'enchaînait, avec une certaine harmonie. Il me posait pléthore de questions à chaque fois, puis en retour, je lui apprenais tout ce que je savais sur les arts, la vie à Paris qui lui faisait tant rêver... Et cela me faisait toujours plaisir car cet enfant semblait être le seul qui s'intéressait à moi dans ce monde. Où j'étais redevenu qu'un simple marginal armé de son saxophone à errer dans les rues de Cannes. Je languissais de ce moment avec lui toute la journée. Comme un père qui attendrait son fils devant la porte de l'école avec une impatience folle. Pour la première fois depuis longtemps, je ressentais un léger sentiment de peur quant à l'idée de ne plus le voir me traversait l'esprit.
Un jour de printemps, bien des années plus tard, je propose à Pierre d'essayer mon instrument, il était temps que je lègue ce savoir faire à quelqu'un de confiance. Ce à quoi il me répond ces mots qui m'avaient profondément marqué : « moi je préfère observer, on ne prend pas assez le temps d'être spectateur je trouve, de juste profiter de l'instant présent. J'aimerais tellement posséder une de ces machines qui permettent de figer les beaux moments que nous offre la vie pour les garder pour toujours... On appelle cela des photographies, je me trompe ? ». Ce petit n'était définitivement pas comme les autres de son âge. Une intelligence pareille, de qui pouvait elle bien venir ? De sa mère sans doute, il ne m'a jamais parlé de son père donc je devais émettre des hypothèses avec les éléments en ma possession.
Les années sont passées à une vitesse déconcertante depuis notre première rencontre, et le petit Pierre a bien grandi. L'été 1914 s'annonçait paisible et reposant, néanmoins, tout a vite basculé. Et l'horreur s'est peu à peu emparée de nos cœurs. J'ai été mobilisé durant les premiers jours, j'étais légèrement décontenancé par ce changement si soudain de situation pour notre pays, même si cet élan patriotique et ce désir ardu de vaincre les Allemands triomphait. Moi qui n'ai jamais vécu la guerre mais plutôt cette rancœur liée à la défaite de 1870, je les comprenais au fond ces jeunes gens. Et ce sont ces mêmes jeunes qui sont partis les premiers, leur courage sans faille avait fini par les emporter. Evidemment, j'ai dû laisser Pierre et sa mère, la tendre Anne, ils étaient devenus après tout ce temps comme ma nouvelle famille. Anne m'avait dit qu'ils déménageraient certainement après la fin de la guerre, elle qui pensait que cela n'allait durer que quelques mois.
1915, un an que la guerre a emporté tout l'humanité qui restait en moi. J'ai quarante et un an mais tous ces supplices me font sentir comme si j'avais vingt ans de plus. Je ne suis bientôt plus en âge de combattre. Enfin, je l'espère, car je n'ai probablement plus les capacités, physiques et mentales, pour ôter la vie ainsi que préserver la mienne. Il faut que je tienne coute que coute, pour les revoir enfin.
Nous sommes le matin, le soleil n'est pas encore trop dérangeant, il fait un temps plus que clément. Aujourd'hui, c'est à mon tour de lancer l'assaut. Et dire que, quinze ans auparavant, je dînais dans des fabuleux écrins en plein cœur de Paris... Enfin bref, à quoi bon ressasser le passé ? Je prends à deux mains, le peu de courage qu'il me reste. Le coup de sifflet retentit, et le voyage en enfer commence. A peine trente secondes après mon entrée sur « la piste », un obus explose non loin de moi. Je suis propulsé à au moins une dizaine de mètres en arrière. Me voilà allongé, sur ce sol boueux et jonché d'impacts d'obus. Plus rien autour n'a d'importance, enfin un peu de repos pour moi dans cette vie mouvementée. Puis, une voix, une silhouette familière s'approche en courant vers moi. C'était un enfant, ma vision trouble ne me permet pas de voir clairement son visage. Il me dit, d'un ton rassurant : « ne t'en fais pas, je vais te sortir de là, tu me fais confiance ? » Je n'ai pas le temps de lui répondre que je m'endors paisiblement, à la manière du soldat dans le poème de Rimbaud, sur le champ de bataille.
Le soleil d'août éclairait à merveille le visage de Pierre.
FIN
PS : Bonjour à tous ! Dans le cadre de mon ETC à l'université j'ai dû écrire une nouvelle qui mettait en scène un personnage crée la séance précédente par mes soins, ainsi qu'un autre personnage qui lui a été crée par un de mes camarades. Etant assez satisfait du résultat, j'ai décidé de publier ce petit travail :)
Il faudrait voir cette nouvelle comme un extrait, ou même la fin de l'histoire : Antoine Louve, le comte est faux !, que j'ai imaginé en même temps que le personnage.
Mes remerciements vont donc vers Mona, une des mes camarades qui a confectionné le personnage de Pierre :)
Merci à vous aussi pour votre lecture, à bientôt !
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Antoine Louve, le comte est faux ! (nouvelle)
General FictionJe vous conseille de lire de PS à la fin du chapitre pour plus de précisions ! Merci