Le Club

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Le Club avait été fondé plus d'un siècle auparavant par le propre père d'Alastair et ses confrères médecins, inaugurant ainsi une ère passionnée de bonne chère et de sciences occultes. Il siégeait discrètement depuis lors dans une honorable et très réputée boutique de tailleur pour gentlemen, située au cœur de la capitale, dans un quartier des plus huppés, respectables et... dénué de tout soupçon. Comme toutes les semaines, pourtant, l'élégant magasin à l'enseigne aux lettres dorées et à la devanture en bois sombre, barrée d'un rideau métallique après l'heure de la fermeture officielle, connaissait une activité aussi secrète que parallèle.

À deux rues de là, Alastair sortit d'une calèche, recoiffa son fidèle haut-de-forme, classique, intemporel, qui complétait sa mise avec classe, et ajusta son nœud papillon assorti à son veston. Il palpa par habitude sa petite poche dont le renflement dissimulait sa précieuse montre. Puis il se dirigea d'un pas décidé vers le carrefour suivant, où attendaient déjà quelques hommes raffinés, seuls ou par petits groupes de deux ou trois, à quelques mètres les uns des autres, pour ne pas trop attirer l'attention sur un quelconque rassemblement non autorisé. Cela dit, étant donné l'heure avancée, il était peu probable que l'on s'en inquiète, sans compter que quelques membres de la maréchaussée corrompus participaient sans aucun doute à cet évènement.

Certains patientaient sous l'un des lampadaires, d'autres dans la pénombre, la plupart avec une cigarette ou un cigare aux lèvres. Il fit de même, l'attente paraîtrait moins longue. Tous restèrent silencieux, presque immobiles, telles de pâles statues de marbre aux airs d'élégants dandys, durant une bonne poignée de minutes au cours de laquelle quelques autres hommes les rejoignirent, d'un pas de plus en plus pressé.

Ça n'allait plus tarder, maintenant. Alastair, seul dans un recoin enténébré de la rue, consulta sa montre à gousset, à la faible lueur de son cigare, ce qui la fit briller d'un éclat étrange. Trois heures passées de presque trente minutes.

Il observa les nouveaux venus. Les chapeaux étaient légion : toques, chapkas, bérets, hauts-de-forme, Derby, turbans..., tous portés par d'élégants gentlemen venus de mille horizons. Cependant, pas de panamas, de borsalinos ou quoi que ce soit qui aurait dénoté dans cet espace-temps. Il s'agissait de se fondre dans le décor, de passer inaperçus tout en officiant à la barbe et au nez de tous.

Une porte s'ouvrit soudain dans la ruelle adjacente, presque en face d'Alastair, et un rai de lumière éclaira le sol. Un homme, en bras de chemise et veston, les héla par un petit sifflement compliqué. Tous le rejoignirent sans un mot, ils connaissaient parfaitement les règles.

Règle numéro 1 : pas un mot à propos du Club.

Règle numéro 2 : pas un mot avant de rentrer dans le Club.

Règle numéro 3 : ce qui se passe dans le Club reste dans le Club.

Règle numéro 4 : en dehors du Club, on ne se connaît pas ou, du moins, on ne connaît pas les activités « extraprofessionnelles » de ces gentlemen.

La dizaine d'hommes se retrouva bientôt massée dans une antichambre, une sorte de cellier dont le sol en tomettes hexagonales ocre rouge, usées par les ans, se trouvait jonché de caisses en bois garnies de paille, probablement destinées à accueillir des mannequins de couture et des rouleaux de tissus. Alastair jaugea l'une d'elles, et estima qu'elle pourrait transporter facilement un cadavre d'homme adulte moyen, à condition qu'il soit soigneusement plié. Ou démembré. Et il visualisa aussitôt son invité de ce soir dans la grande boîte, allongé dans le plus simple appareil, avec des touffes de paille disposées aux endroits adéquats pour garantir sa dignité jusque dans l'au-delà. L'imaginer ainsi le fit bien rire dans sa moustache.

Gentlemen bouchersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant