Lundi matin.
Le genre de matin où tout semble plus lourd. Le genre de réveil où la lumière elle-même paraît hostile.
Mon crâne pulse encore, reliquat d'alcool et de souvenirs flous. Une gueule de bois qui ne vient pas que de la vodka. C'est plus profond. Plus insidieux.Je me traîne jusqu'au lycée, l'estomac noué, les muscles tendus comme des cordes prêtes à rompre. Dès que je franchis les grilles, je sens les regards. Des chuchotements. Des rires.
— Hé, voilà la reine du beer pong !
Des mains se lèvent pour me saluer. Des visages inconnus m'adressent des sourires complices. Comme si j'étais devenue quelqu'un, l'espace d'une nuit.
Si c'est à ça que ressemble l'intégration, alors elle a un goût amer.
Je souris vaguement, mais à l'intérieur, tout me dégoûte. Cette soudaine chaleur factice. Ce masque que je dois remettre pour survivre.
Et cette pensée sourde qui ne me quitte pas :
Tu t'es oubliée samedi.
Tu as trahi son absence.
Tu as ri. Et elle était morte.Mardi.
Je suis épuisée. Pas de cette fatigue qu'on efface avec du sommeil. Une fatigue plus sale, plus sourde.
Je suis là, assise dans cette salle de thérapie, à feindre l'attention. Autour de moi, les autres parlent, râlent, se plaignent de leurs vies abîmées.
Et moi, je me noie en silence.Je ne regarde pas Gabriel.
Je refuse même d'admettre qu'il est là.
Parce que je n'arrive pas à comprendre ce qu'il m'a fait. Ce que cette foutue baignoire m'a fait.Et pourtant, il entre. Et bien sûr, il vient s'asseoir à côté de moi. Comme si l'univers jouait à m'arracher le cœur en riant.
— Bien remise ? demande-t-il, sa voix grave, presque moqueuse.
Je tourne à peine la tête, le regard dur.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
Il ricane doucement. Ce son me vrille.
— Sérieusement ? J'ai encore ton visage flouté devant les yeux. Digne d'un chef-d'œuvre surréaliste. "Sixtine dans sa baignoire".
— T'exagères. J'étais juste... un peu pompette.
— Si tu le dis. Reine du beer pong.
Je serre la mâchoire, il le voit. Ça l'amuse encore plus.
— Tu m'écoutes ?
— Pour quoi faire ? Tu comptes me raconter mes propres souvenirs ?
Il se penche légèrement vers moi, son souffle chaud sur ma peau. Un frisson me parcourt malgré moi.
— Tu veux la vérité ? T'avais l'air... heureuse. Presque vivante. Et c'était flippant.
Je ne réponds rien. Parce qu'il a raison. Et que ça me tue de l'admettre.
Astrid prend la parole.
— Aujourd'hui, on essaie autre chose. Vous allez écrire sur une feuille les mots qui vous blessent. Qu'on vous a dits, ou que vous vous dites à vous-même. On va les lire à voix haute, puis les déchirer. Pour alléger ce que vous portez.
Je prends la feuille. Le stylo. J'ai l'impression qu'il pèse une tonne.
Je pourrais noircir cette page. Écrire chaque putain de pensée qui me ronge.
Mais je n'en écris qu'une. Une seule.
Parce que c'est celle-là qui saigne encore.L'exercice commence. Des voix s'élèvent. C'est cru. Brutal.
Des mots comme des gifles. Des cicatrices prononcées à haute voix.Puis vient Gabriel.
Il se lève. Lentement. Il tient sa feuille comme un objet fragile.
— « Tu as ruiné ma vie. »
— « Tu n'es qu'un monstre. »Le silence est absolu. Plus aucun rire. Plus aucune posture.
Je le fixe. Et je me demande qui a bien pu lui dire ça. Et surtout... pourquoi j'ai l'impression que ce n'est qu'un fragment de quelque chose de bien plus terrible.
Puis mon prénom tombe.
— Sixtine ?Je sens mon souffle se bloquer dans ma gorge. J'ai la gorge sèche, les mains tremblantes.
Je lis :
— « Ta mère est peut-être morte, mais ça ne te donne pas le droit de te comporter comme une conne. »
Il y a un vide. Un moment suspendu.
Puis le bruit sec du papier déchiré.
Et moi, fuyant la salle comme si j'avais pris feu.
Je cours.
Je ne sais pas où je vais.
Je veux juste fuir ce regard de pitié que je connais par cœur. Celui qui me rend encore plus invisible.
Je me jette contre un mur, quelque part dans un couloir désert, et je laisse tomber ma tête contre le béton glacé.Mon ex m'a dit ça.
Le jour où j'ai refusé d'aller en soirée. Le jour où j'ai dit que j'étais fatiguée de faire semblant.
Il m'a crachée cette phrase à la figure. Comme un poison.Et les autres ont suivi.
Ils m'ont laissée là, comme un fardeau dont on se débarrasse. Parce que le deuil, ça use.
Parce qu'une fille qui ne sourit plus, c'est chiant.Et je me suis juré de ne plus jamais m'attacher.
— Sixtine.
Je me fige. Je pourrais reconnaître cette voix dans une tempête.
— Pars, dis-je, sans me retourner.
— Non.
Il est à côté de moi, s'appuie contre le mur.
On reste là, en silence. Deux corps pleins de ruines.
— Tu veux marcher ? dit-il finalement, doucement.
Je hoche la tête. Pas pour lui. Pour moi.
On sort. L'air est froid. Brutal. Il brûle presque. Mais il m'ancre.
On marche sans se parler. Et c'est le silence le plus supportable que j'ai connu depuis longtemps.
— C'est qui qui t'a dit ça ? me demande-t-il après un moment.
Je ne réponds pas. Mais je serre les poings.
— Tu mens mal, murmure-t-il.
Je ris. Un son creux, brisé.
— Je sais.
On s'arrête près d'un banc. Il s'assoit. Je le rejoins.
— Moi aussi j'ai perdu quelqu'un.
Je tourne la tête. Il regarde droit devant lui. Sa mâchoire est crispée. Ses mains tremblent à peine.
— Ma sœur.
Je ne dis rien. Parce que parfois, il n'y a rien à dire. Juste écouter.
— Elle avait ce rire. Le genre qui te fout une gifle et te fait rire en retour. Elle foutait le bordel, mais elle rendait tout vivant.
Et un jour, elle est partie. Et j'ai rien vu venir.Il se tait. Son regard s'assombrit. Il a l'air à la fois si vieux et si jeune.
— T'as écrit pour elle ?
Il hoche la tête.
— J'étais pas un bon frère.
Et là, je comprends. Il ne se pardonne pas.
Pas encore. Peut-être jamais.
Je pose ma main près de la sienne. Pas dessus. Juste assez près pour qu'il sache que je suis là. Et il ne la retire pas.
On est deux corps cabossés.
Deux silences pleins de cris.
Deux âmes en ruine qui se frôlent.Quand la cloche sonne, il me raccompagne.
Et pour la première fois depuis des mois,
je ne me sens plus tout à fait seule.

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I Love You For Two
RomanceSixtine avait une vie parfaite : des parents amoureux, des amies en or, un petit copain attentionné. Mais tout s'est écroulé avec la maladie de sa mère. Impuissante, elle l'a vue se battre jusqu'au bout... avant que le cancer ne l'emporte. Depuis, p...