43 | je ne sais pas écrire de poèmes

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Cara, mars

La sonnerie du réveil, qui voulait la sortir du sommeil, ne retentit que brièvement. Déjà éveillée depuis quelques heures, Cara l'éteignit d'un geste, ôta ses chaussons de danse pour les remplacer par ses éternelles bottines noires, et enfila son manteau d'hiver. Elle fit signe à Ophélie, assise au piano, qu'elle sortait. Milo, encore endormi dans les bras d'Andreas, ne se réveilla pas lorsqu'elle ferma la porte un peu trop brusquement. Jonas, tenu par son travail, était rentré sur la falaise après quelques semaines passées avec eux. Ils n'avaient pas trop su quoi dire quand ils l'avaient raccompagné à l'aéroport. Lui non plus. Alors ils s'étaient contentés de le regarder partir, en promettant de le tenir au courant. Ils étaient restés tous les quatre dans l'appartement d'Ophélie, sans trop savoir quoi se dire. Ils n'avaient aucune tournée à préparer. Aucune pièce de théâtre à répéter. Leur chargé de communication était à l'hôpital, et leur dramaturge n'écrivait plus beaucoup ces derniers temps. Alors ils tournaient en rond, jouaient du piano, dansaient la nuit, déclamaient à mi-voix devant le miroir des tirades datées d'il y a dix ans. Le silence n'avait jamais été si pesant, et eux n'avaient jamais été si pressés de le fuir.

Cara traversa les rues de Paris, acheta des fleurs chez l'un des rares fleuristes ouverts à cette heure, et prit le métro jusqu'à l'hôpital. Devant le miroir de la salle de bain, elle avait coupé ses cheveux en carré la semaine passée, ce que Léandre avait trouvé joli. Elle avait haussé les épaules et ri. Mais, malgré leurs baisers et leurs mots doux sous la couette d'un lit d'hôpital, elle ne parvenait pas à oublier que Léandre et Ève étaient proches, plus proches qu'elle ne le serait jamais de quelqu'un, peut-être. Lorsqu'il s'était réveillé, c'était Ève qu'il avait demandé en premier. Lorsque Cara lui en avait parlé, il avait dit la vérité - qu'Ève l'avait déjà vu souffrir, qu'il n'avait plus rien à lui cacher, que c'était elle sur son dossier, qu'elle avait mal ce soir-là et qu'il voulait de ses nouvelles, qu'il était inquiet. Il avait raison. Mais Cara avait mal. 

Elle franchit les portes de l'hôpital, se présenta à l'accueil, grimpa les marches, parcourut les couloirs, frappa à la porte d'une chambre qu'elle commençait à connaître, changea les fleurs du vase qui trônait sur la table de chevet de Léandre qui dormait encore, repartit. Elle rentra chez Ophélie, frappa à la porte de la chambre d'Eve, dont les yeux étaient rivés sur un livre sans sembler en lire les phrases. Lorsqu'elle aperçut Cara, Eve prétendit qu'elle réfléchissait. Cara ne releva pas. Elle savait qu'Ève évitait surtout de trop penser, pour ne pas trop ressentir. 

À la fenêtre, le début du mois de mars restait froid. Cela faisait deux semaines. Léandre devait sortir le jour même, et Eve n'avait toujours rien dit. Alors elle serra la main de son amie, lui lut quelques chapitres d'un roman, et ne s'arrêta que lorsqu'elle s'endormit, comme si le nombre de pages lues pouvait compenser sa rancune et sa jalousie, comme si les mots d'un autre suffisaient pour s'excuser. 

Ève allait mal, et si elle leur avait expliqué que c'était à cause des séquelles de l'accident, Cara commençait à douter. Et elle, la grande danseuse, admirée par les critiques des journaux dédiés, que les photographies de Léandre mettaient en valeur à chaque fois, elle, avait été trop aveuglée par sa colère et son angoisse pour se soucier de prononcer les quelques mots qui auraient pu vraiment aider son amie - comment ça va, Ève ? Tout comme Ophélie, elle s'en voulait. Tout comme Milo, elle s'inquiétait. Tout comme Andreas, elle venait régulièrement tenir compagnie à Ève. Mais il était trop tard pour réécrire le cours des choses, et elle le savait. 

Elle savait que Milo viendrait récupérer Léandre à sa sortie de l'hôpital, alors elle resta assise là, regardant Ève dormir. Lorsqu'elle se réveilla et demanda à prendre l'air, elle l'accompagna jusqu'au parc le plus proche, se tint debout à ses côtés près d'un arbre encore frêle, s'efforça d'ignorer les signes, les ongles plantés dans la peau, les yeux souvent vides, et elle lâcha : 

"Tu sais, Ève, je suis jalouse de la relation que tu as avec Léandre. C'est le pire moment pour en parler, mais ça ne sera sûrement jamais approprié, alors voilà. Je suis désolée. Je ne veux pas tout gâcher entre vous, ni entre nous. Je crois que je vais prendre mes distances avec lui. Je finirai par le blesser, de toute façon. Je l'ai déjà fait."

Ce soir-là, s'il avait été heurté par cette voiture, c'était pour la protéger, elle. Alors, bien sûr, elle se disait souvent que c'était un peu sa faute s'ils en étaient là.

"Ce n'est pas vrai, souffla Ève. Il a pris sa décision seul. Par instinct. Il t'aime assez pour ne pas avoir besoin d'y réfléchir, Cara. La seule question qui se pose, c'est est-ce que toi, tu l'aimes assez pour ne pas prendre la moindre erreur comme prétexte pour tout arrêter."

C'était horriblement déplacé, cette conversation sur sa vie amoureuse alors qu'Ève peinait encore à vivre, alors Cara s'excusa, encore et encore, jusqu'à ce qu'Eve l'interrompe avec douceur : 

"Laisse-toi du temps, Cara. C'est nouveau pour toi, tout ça, et tu as toujours douté de toi. C'est normal que ça te fasse un peu paniquer. Ne t'inquiète pas. Tout ira bien, quoi que tu décides."

Puis, après un soupir, elle ajouta :

"La tournée t'aidera à y voir plus clair. Les tournées ont toujours cet effet-là.

- Il n'y aura pas de tournée avant que tu n'ailles mieux.

- J'ai demandé à Léandre de la préparer, pourtant. 

- Je suis certaine qu'il a refusé. 

- Je lui ai remis le manuscrit de la prochaine pièce de théâtre, et je pourrai le retravailler selon vos préférences. Ça vous fera du bien de vous éloigner un peu de Paris.

- Si tu essaies de nous repousser, c'est raté, Ève. On ne te laissera pas seule cette fois. On se fiche de la souffrance, des pleurs et des contraintes. Cette tournée, elle se fait avec toi, ou elle ne se fait pas."

Ève leva la tête vers elle, les lèvres tremblantes, et demanda tout bas :

"Pourquoi ?"

Cara garda les yeux rivés vers l'horizon, mais sa main serrait doucement celle d'Ève. 

"Parce que c'est avec toi que tout a commencé."

Et c'était avec elle que tout continuerait. Pas sans elle. 

Pas sans elle.

Milo, mars

Je ne sais pas écrire de poèmes, Ève.

C'est toujours toi qui a su comment y faire.

Moi, je fais des phrases un peu bancales

et je ne sais pas où l'on coupe un vers

où ça sonne bien

enfin, voilà, je ne sais pas écrire de poèmes mais

on a du mal à se parler en ce moment, toi et moi,

alors je me suis dit que si je m'exprimais comme tu le fais

(à travers un poème)

on pourrait peut-être retrouver un peu de paix.

parce que ça compte pour moi.

tu comptes pour moi.

C'est avec Ève que tout a commencéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant