Le hussard bleu, Roger Nimier, 1950, ou Contre le roman

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Je peine de plus en plus à trouver intérêt au roman. Et je me demande à quoi servent ces histoires imaginaires, à l'éloquence fictive, aux applications rares, aux leçons douteuses, dont l'avantage exclusif se situe au divertissement et à l'évasion, voire au prétexte de culture, et à passer ainsi plusieurs heures de « plaisir » sans penser par soi-même, sans produire en réflexion plus que la vague anticipation d'intrigue bientôt effacée par l'appel des prochaines phrases : le roman est essentiellement une délégation d'esprit ou un imaginaire par procuration, c'est-à-dire un abandon improductif (ça repose moins qu'une sieste). C'est même un genre beaucoup plus codifié qu'on ne pense parce qu'on y est habitué et qu'on le préjuge « naturel », mais tous ceux qui daigneront y réfléchir avec dégagement à sa nécessité le trouveront arbitraire, bizarre, indirect, répondant surtout au désir d'annihilation du lecteur : peu nieront, je pense, qu'il s'agit, quand on en lit, de se fondre aussi entièrement que possible en une couleur, de s'oublier, de s'humilier, de s'éteindre en un contexte qui dépasse et impressionne, et la façon majoritaire d'infirmer mes critiques défavorables contre des romans consiste à arguer que je n'ai pas assez effacé mon individu en les lisant, que j'ai manqué à me retirer de jugement, qu'il est dommage que je sois resté si peu concerné, même comme si j'étais incapable plutôt de lire unroman que ce roman précis (et c'est injuste, il m'est arrivé d'apprécier un roman, même plusieurs !). C'est au point qu'il semble que pour « bien lire » un roman selon l'avis moderne, il faille s'y enfoncer jusqu'à perdre son sens critique, le sentiment d'identité, la conscience de mesurer une œuvre, ce qui alors est en effet commode aux mauvais écrivains qui ne sont dénigrés qu'au détriment de la sensibilité de ceux qui les blâment, et fort avantageux aux mauvais lecteurs enthousiastes qui, au prétexte de leur bonne empathie, sentent toujours que leurs « bontés » confirment leurs « facultés humaines ». En somme, la vision actuelle d'un lecteur de roman se résume en celui qui, parce que magnifiquement apte à partager une représentation, est toujours plus ou moins satisfait : le critique négatif, quant à lui, est forcément un grincheux et un handicapé, manquant à être assez humble ou généreux, rétif à l'abandon et au sentiment, insoucieux de s'enfoncer suffisamment dans l'offre aimable du mensonge qu'on lui propose. Ainsi, contemporainement, il n'existe pas de lecteur de roman vraiment déçu, tout au plus son plaisir n'est-il pas très élevé, à moins que ce roman s'oppose à l'impression d'un « don » et qu'il s'y trouve quelque chose d'immoral, une saveur aigre, une sorte de rancune, induisant un écrivain négatif et permettant de l'éreinter sans scrupule. Or, moi, je ne présume pas, c'est bien ce qu'on constate sur un site de « critiques » comme Babelio : les moyennes des notations sont toujours de 4/5, hormis pour les écrivains estimés élitistes, distants ou cruels, réputés infréquentables, les « misanthropes ». Autrement dit, si vous écrivez un roman comme on « écrit un roman » c'est-à-dire comme vous êtes censé faire, vous avez toutes les chances d'emporter les meilleures notes et, sinon de plaire, du moins de ne pas déplaire. Le lecteur de roman est l'opposé d'un critique rationnel : il aime ou n'aime pas, ou plutôt il aime avec passion ou bien... il aime seulement (un peu moins fort).

L'appréhension d'un roman est un phénomène curieux : il ne vient jamais à la pensée du lecteur qu'une intrigue constitue un détour surprenant pour n'importe quel message, que le fait de raconter une histoire s'adapte mal, ou du moins singulièrement, à une fonction pratique, pour peu qu'un esprit souhaite exposer une idée : s'il s'agit de transmettre une image, jamais il ne vient spontanément à l'esprit la résolution d'un récit de tant de pages, et il faut foncièrement « surcomposer » pour y allonger, forcément avec artifice, une parabole qu'aucune imagination ne conçoit d'emblée ou même après réflexion en cette forme – autrement dit, concevons bien le problème suivant : pourquoi se servir d'une histoire quand on a une idée à communiquer ? Mais au préalable, il faut cesser de prétendre que la généalogie du roman parle pour lui et que, comme tradition, il dispose de raisons fondamentales qu'il est inutile d'explorer pour ce que maints romanciers, qu'on estime intelligents puisqu'ils ont eu du succès, les ont intériorisées sans bien les exposer : on part toujours trop du principe que des gens supérieurs ont résolu les questions qu'on ne veut pas poser. Or, il faut être honnête, commencer par restituer quelque raisonnement et se transposer un instant à la place d'un homme qui se sent une histoire nouvelle à narrer : admettons qu'il a trouvé de quoi produire une émotion étonnante, ou qu'il a reçu une sorte de vision de rêve qu'il souhaite valoriser avec pittoresque, ou qu'il sente une réflexion édifiante dont il croit que la traduction en récit servira une illustration éloquente, eh bien ! dans toutes ces circonstances il n'a vraiment besoin, en termes d'efficacité et d'adéquation à son but, de développer un personnage selon la forme longue du roman – narration, description, dialogue et focalisation interne ! Le roman est toujours la somme de peu d'idées pertinentes et initiales entre lesquelles l'écrivain comble par quantité de passages inutiles jusqu'à ce que le remplissage compte pour la majorité de l'œuvre (sait-on qu'une tâche importante en toute planification de roman consiste à trouver de quoi « lier » les parties indispensables et premièrement désirées, de sorte que c'est une peine assez superflue, pour l'auteur, de tisser une histoire ainsi, pour la seule fierté d'en faire ce qu'on appelle avec vanité un « roman » ?)

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant