Un bisou sur la joue de maman et j'attrape Sofiane par la main. Enfin... Par celle qui n'est pas pleine de Nutella. Berk ! Il pousse des gémissements sourds (MouhouHougnouh) car il a encore un morceau de tartine dans la bouche. On dirait un hamster qui fait ses provisions. Ses abajoues doivent être pleines à craquer. Évidemment, l'ascenseur est à nouveau en panne. Il va encore falloir descendre les quinze étages à pied. D'un autre côté, descendre, c'est pas trop fatigant. Et puis, la cabine d'ascenseur pue tellement la pisse qu'il faut retenir sa respiration tout du long. Et croyez-moi, quinze étages en apnée, c'est long.... Très long. Je me demande vraiment quel plaisir malsain on peut avoir à uriner dans l'ascenseur. Je vais finir pas y coller un panneau "MICTION INTERDITE" mais pas sûre que ça puisse avoir un effet quelconque. Même pas certaine que le fautif sache lire ou comprenne ce mot.
Quand on atteint enfin le hall puis la porte d'entrée, à serrure fracturée comme il se doit dans ces immeubles "plan Courant" pourris, je remarque aussitôt deux individus du style "lacoste-TN". Quoi ? Vous ne connaissez pas la mode de la téci ? Le style "LacosTN". La classe absolue. Même le Aldo Maccione des films des années 80 est battu. Je vous laisse juge : Un pantalon de jogging moule-teub, un t-shirt XXXXL, une casquette à l'envers pour avoir l'air d'un coureur cycliste d'antan, une paire d'authentiques en toc TN, et... comble du luxe à la française : les chaussettes blanches de tennis par dessus le bas du training. TN, ça doit vouloir dire "Très Naze", c'est pas possible autrement.
Remarquez, il y a pire. Si si, c'est possible. Le look claquettes-chaussettes.
De bonnes grosses claquettes en caoutchouc achetées 3 € au Zeeman du coin.
Quand, les "cassos" qui portent ça marchent - d'un pas chaloupé pour se donner un genre... enfin... un genre saoul bien beurré. Marrant, ça, un beur beurré, hi hi, eh bien, ça fait un bruit abominablement risible et agaçant à souhait : CHLOP CHLOP CHLOP...Ces mecs sont capables en marchant de faire le bruitage d'un film de Rocco Siffredi qui entreprend en levrette une prude demoiselle encore pucelle - pucelle dans le "scénario" du film uniquement, je vous rassure. Ajoutez un ça un peu de pluie et vous obtenez un charmant CHLOP SWIIIIT CHLOP SUIIIT CHLOP COUIIINE... Là, c'est que notre étalon italien a mis la dose de lubrifiant. Hmmm... Quelle douce mélopée. Remarquez, ça va avec le spectacle.
Et encore... Je vous épargne le bas de jogging d'une des jambes allumettes poilues relevé jusqu'au genou pour imiter les rappeurs gangsta ricains qui ont lancé cette stupide mode en hommage aux taulards... soi-disant. Ou le futal abaissé sous les fesses, tenant par on ne sait quel miracle... ou par la crasse peut-être, nous imposant au mieux la vue d'un slip Calvin Klein de chez Wish ou pire : une magnifique lune également poilue, parsemée de mini cratères rougeâtres. Si vous voulez maigrir, venez avant l'heure du repas faire un tour aux entrées des lieux de deal ou de zonage des caïras, ça vous coupera l'appétit. Laissez-moi votre dessert en partant. Merci. Hahaha Y en a qui disent qu'on ne voit jamais la face cachée de la lune. Ben moi, je vois la fesse gâchée tous les jours. Beurk. Un tue l'amour, le triumvirat de l'indécence : attitude + look + fringues.
Ceci dit, c'est sûr, ils ne sont pas de la cité, ceux-là. Je connais tout le monde, ici, du bloc A au bloc I. C'est peut-être des gars parachutés pour trafiquer dans le coin. Ils ont l'air bien louches. Très très louches, même. C'est tout du moins des graines de dealers et compagnie, à n'en point douter. Surtout : ne pas croiser leur regard. Dès le palier franchi, le plus grand d'entre eux m'invective.
- Eh, la frangine ! Zyva ! Habille-toi correctement. On dirait une tepu !
Le second surenchérit : - T'es bonne ! Viens visiter mon garage douillet, au sous-sol.
Je ne dis mot. Surtout, ne pas répondre. Je tire Sofiane de plus belle. J'ai une simili jupe culotte et un gros blouson orné d'un immense col en poils d'Ewok angora albinos et ces gardiens de la morale autoproclamés trouvent encore à redire.
- Hé ! J'te parle ! Fais pas ta bégueule, wesh !
- Ouais... Fais pas ta mijaurée ! (bien traîner sur le AU de "mijaurée") Wallah !
Purée, z'ont quand même un peu de vocabulaire. Je suis sciée. D'ici à ce qu'ils me sortent un "pudibonde", il n'y a qu'un pas. Ça a du bon, pornhub, ça apprend un peu de vocabulaire aux weshwesh... et même quelques mots d'anglais.
Tout n'est pas perdu, ma bonne dame. Il reste un peu d'espoir pour la langue française... wesh alors. Hu HuQuand je suis assez loin pour être hors de portée des oreilles de ces deux tristes individus, je libère la soupape.
- Sales racailles de MERDE !
- Eh ! Nassima, t'as dit un gros mot. Et puis, c'est pas des racailles. Ils sont gentils. Ils m'ont même donné des sous, la dernière fois.
- Quoi !?! Mais quand ça ?!?
- Ben, dimanche, quand j'étais dehors avec Abdel. Il fumait et discutait sous l'arbre avec ses potes et moi j'ai gagné 5 € en allant chercher chez tacos 3000 les deux menus kebabs que Ali et Amine avaient commandés.
- Et en plus, tu connais leur prénom !?!
Il va m'entendre, Abdel ! C'est comme ça qu'il surveille son p'tit frère quand c'est son tour ! Put... Purée, ça va chauffer pour son matricule, à ce tire-au-flanc. Il ne perd rien pour attendre, ce grand benêt inconscient. On commence comme ça, à faire le coursier, puis la mule, puis on fait guetteur à crier Akha (prononcer "Ara") à la moindre alerte d'intrusion des poulets, puis on deale... et on finit en gruyère ou en méchoui dans le coffre arrière d'une voiture volée. Raaaah, j'enrage intérieurement.
- Sofiane, je ne veux plus que tu fréquentes ni même que tu t'approches de ces types qui traînent au bas des immeubles. Ils peuvent être méchants. TU M'AS BIEN COMPRISE ?!?
- oui...
- OUI QUI ?!?
- oui, Nassima
- J'entends pas. OUI QUI ?!?
- OUI NASSIMA !!!
- Ça va. On arrive près de l'école. Je te lâche au niveau de l'abribus comme convenu.
- Merci, Nassima. Bise
En le voyant filer à toute allure vers le portail de l'école, criant le nom de ses camarades de classe, me viennent de tendres pensées. Non mais c'est pas possible. Il est haut comme trois pommes. Il a à peine 10 ans et c'est déjà un petit homme. Il s'est même mis du gel dans les cheveux, ce matin, pour tenter de dompter sa crinière noire bouclée. Si ça se trouve, il a déjà une amoureuse. Possiblement maqué bien avant moi, la handicapée de l'amour.
Pfff... Ça pousse trop vite, ces p'tits bidules.
Forte de ces pensées hautement philosophiques sur la fuite inexorable du temps, je prends le premier bus en direction de mon lycée. L'angoisse me noue les tripes.