CHAPITRE I

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Moi, c'est Raphaël. Trois syllabes, simples, classiques.

J'ai toujours cru que tout allait et irait bien. Mais c'est aujourd'hui que le destin s'est dit : "allons ruiner la vie de ce type, ça va être marrant"...

La maison d'édition ouvrait sur la grande rue, bruyante et colorée. Son patron, M. Darbon me raccompagnait à la porte, un grand sourire aux lèvres.

- Tes aquarelles, Raphaël, sont remarquables ! Ajoutées au livre, elles connaîtront un franc succès, j'en suis sûr !

Les yeux de l'éditeur brillaient de plaisir. Je lui pressai affectueusement les mains pour le saluer.

J'en étais fier, de ces dessins. Un de mes rêves prenait enfin vie, j'allais être publié, le plus jeune illustrateur de la maison d'édition. Si on prenait en compte mes longues nuits blanches passées à perfectionner mon trait, réajuster la couleur, oui, ça se comprenait. Il n'empêche qu'un profond sentiment de triomphe transformait chacun de mes pas en un saut victorieux.

A l'idée que je ne travaillais pas, Maman se rongeait les ongles, tellement qu'elle aurait pu s'étouffer avec (j'y suis pour rien, moi, s'il y a des natures angoissées).

Je rangeai presque religieusement ma palette de couleur dans mon sac. Les papiers cartonnés couverts de peintures me regardaient faire, satisfaits de mon respect. Oui, depuis que je les avais créés, je les considérais presque comme un nouveau membre de mon corps. Qu'on aille s'en étonner maintenant, que je sois fou de ma peinture. Arthur, mon meilleur ami, disait même que je m'intéressait plus à mon art qu'aux filles du lycée, je finirais (selon lui) célibataire dans mon musée. Ce n'était qu'à peine exagéré. Il parait que c'était dommage, que j'étais le type de grand brun qui vous faisait toutes craquer, chères lectrices. Mais je m'égare ... Concentrons-nous sur notre éditeur.

- A bientôt M. Darbon ! m'écriai-je en le saluant de la main droite.

J'enfourchai mon vieux vélo vert, qui n'avait pour seul mérite que de rouler encore, et dévalai la pente qui menait à la maison. Il me regarda m'éloigner dans la rue, avec cet air paternel qu'il prenait avec moi.

- Au revoir mon artiste préféré !

Son enthousiasme me fit rire. Monsieur Darbon était un homme extraordinaire. Pour vous donner une petite idée, je pouvais passer des heures avec lui et lui parler en toute confiance de ma petite vie, alors qu'avec mes parents, je ne m'y étais encore jamais risqué.

Ses sourires faisaient du bien. La vie, ça faisait du bien. Je n'étais pas du genre romantique effréné, mais toute cette amitié, ce soleil, cette énergie, ça me donnait moyen d'espérer dans l'humanité.

D'accord. J'étais peut-être légèrement romantique.

Mon vélo s'élançait dans la campagne, déjà séchée par les rayons durs de ce soleil de début d'été. Sa vieille carcasse métallique me malmenait sur les sentiers pierreux. Je n'empruntais pas le chemin le plus court, ni le plus commode, mais j'avais ce besoin de pédaler en liberté, de laisser ma pensée vagabonder sur les routes perdues.

Entre vous et moi, c'était bien plus agréable cette tranquillité, loin du bruit de la maison, de la mère inquiète et de la routine. Arthur disait aussi que j'étais asocial. Je ne songerais pas à lui donner tort.

Les paysages qui s'offraient à mes yeux avaient revêtus leur plus beaux habits : les vignes rangées grimpaient sur le flanc de la montagne, croisant un mince filet d'eau qui fuyait, serpentant entre les pins. Les lézards doraient leurs flancs, étendus sur la terre sèche, les oliviers abritaient tous ces oiseaux que le soleil chassait.

J'aurais pu rester des heures, des journées entières, dans mes prairies désertes, sous le jeune Soleil d'été : cette beauté dont se soulaient mes yeux était inépuisable.

Un vrombissement de moteur troubla ma réflexion. (Faut toujours qu'ils viennent au mauvais moment)

Mon sourire s'effaça lorsqu'apparut à ma vue un grand camion blanc. Que faisait-il dans ma campagne ? Je restai debout, fixe, avec l'idée (un peu enfantine, je vous l'accorde) que s'il me voyait campé ici, il s'en irai. Le camionneur n'en avait rien à faire, selon toute probabilité. Il ne me regardait même pas. Avec un soupir, je repris mon vélo et m'éloignais de ce havre de paix, qui n'en était plus vraiment un depuis l'arrivé du gros engin.

Je jetais un dernier regard vers mon coin favori, histoire de collecter dans ma mémoire toutes ces couleurs, pour les ajouter à ma gamme d'aquarelle. C'est le virus typique de tous ceux qui naissent un pinceau dans les doigts, je sais.

Pour la dernière fois, mes chaussures foulèrent cette poussière beige. Si j'avais su, si j'avais pu voir l'avenir se dérouler sous mes yeux, j'aurais capturé ce paysage, je l'aurais observé avec plus d'attention, j'aurais gravé chaque détail infime dans ma mémoire, j'aurais savouré plus longtemps, et sûrement un peu mieux, les splendides couleurs qu'il offrait à mon regard. Mais je ne savais pas, et j'ignorais l'avenir.

J'eus simplement le temps de fixer un lièvre (ou un gros lapin, je sais pas trop), qui, comme moi, fuyait le camion. Son pelage étincelait sous la lumière. Il posa sur moi son regard, je dois l'avouer, stupide. L'animal semblait loucher, ce qui ne renforçait pas son air intelligent. Il hésita quelques instants puis détala dans les fourrées.

Peut-être que la stupidité est contagieuse, toujours est-il que je me mis à la poursuite du lièvre.

Un conseil : ne coursez jamais un animal à vélo quand des gros camions circulent à côté.

Un énorme véhicule apparût sur ma gauche. Je crispai les doigts sur les freins. Mes pneus dérapèrent sur les aiguilles de pin. Le camion nous heurta tous les deux, le vélo et moi. Le choc me propulsa au sol. Le vélo s'écrasa sur le capot blanc. Les phares explosèrent, volant en mille éclats. J'hurlai, les yeux écarquillés.

Ça c'était la peur, elle semblait si destructrice. Mais j'ai vite compris qu'elle n'était rien. Rien, comparé à la douleur sans nom qui m'arracha le visage, le cerveau. Au moindre clignement d'œil, froncement de sourcils, elle venait planter ses dards aigus dans ma peau. Comme une armée de mille lames, elle brûlait, dévastait mes sens.

Le dernier souvenir que je conserve, c'était le sang liquide et chaud qui coulait de mes yeux le long de mes joues blessés.

Et ma conscience s'inclina devant la douleur, vaincue. J'eus alors l'impression de tomber dans un rêve. Les éléments se bousculaient, confus, sans ordre ni clarté.

Et après ? Plus rien. Le noir, le vide. 

La nuit sans étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant