Ma table de chevet gisait au sol, fracassée. Comme moi, quoi.
Mes draps déchirés pendaient en lambeaux. Voila une folle partie mais un fou qui arrive, devait se dire Mme Sagne en panique. Tant mieux. Non, pas Madame Sagne. "Madame", c'était un titre qui convenait à des êtres humains. Pour les vipères, il existait probablement une autre appellation.
N'ayant plus de draps à déchirer, je partis en quête d'un autre objet pour faire passer ma colère. Les draps de Myriam ? Elle n'y retournerait plus jamais de toute façon. Après avoir fui deux semaines, elle avait été retrouvée par la police à la frontière italienne, dans les montagnes. Sagne les avait aussitôt contactés pour leur exposer la situation. Avec sa langue malhonnête et ses perceptions erronées, elle avait du faire subir une nouvelle humiliation à ma pianiste. J'enfonçais un grand coup dans le mur d'en face, sans me soucier de l'heure (probablement autour des quatres heures du matin). Ma colère n'eut pour seul effet de meurtrir violemment ma main, car le mur aussi s'en foutait de Myriam et moi. C'est en partie la douleur qui m'a poussé à aller dans la chambre de Myriam, il me fallait ses draps.
Je les empoignai sauvagement mais ne pu me résoudre à les déchirer. L'odeur envoûtante de citron venait de gagner mes narines.
– C'est la dernière chose qu'il te reste d'elle, me dis-je. Et tu veux le détruire ?
La housse retomba sur le matelas. Et moi aussi.
Oh, cher lecteur, je ne t'ai pas tout dit ! Mais le puis-je ? J'ai les bras qui tremblent je ne peux plus, je ne peux plus.
Myriam n'est restée que trois mois dans son hôpital parisien. Et puis un jour, tout a éclaté. Ils lui ont mal administré sa dose.
Oscar nous l'a dit ce matin, au petit déjeuner.
Ils ont foiré, elle s'est débattue, ils ont forcé.
Martha gardait un silence horrible.
Myriam est partie en réanimation. Les résultats auraient dû arriver ce midi.
Rien.
Rien.
Aucune nouvelle.
Martha a évité le sujet. Oscar s'est effondré, en larmes. Mme Marie n'a plus parlé de la journée. Becky s'est enfermée.
Me croyez vous trop faible pour connaître la réalité ?
Ils ont tenté d'effacer. Le lendemain est arrivé, et, sans rien dire, ils nous ont envoyé en cours.
Je n'avais rien contre M. Pilazzi, et ses cours de braille, mais l'heure avec lui me parut plus insupportable que tout. Il m'écrivait des lettres, que je devais deviner. Puis des phrases inintéressantes, du style "le chat dort".
- Allez, une dernière Raphaël, et ça sera bon.
Il plaça sous mes doigts un carton qu'il avait "imprimé" lui-même. (ça se dit, imprimer, pour du braille ?) En appuyant avec la mine du stylo, il avait gravé les points ⠚⠄⠁⠊ ⠁⠏⠏⠗⠊⠎⠂ ⠉⠕⠥⠗⠁⠛⠑ ⠖
Au contact des premiers mots, mon bras frémit. "j'ai appris, écrivait-il, courage !".
- Ah, Oscar, te voilà ! s'écria Pilazzi, ravi de trouver un moyen de cacher son embarras.
Il me serra la main, comme si rien ne s'était passé.
Le directeur venait de nous rejoindre.
- Francesco !
Les deux amis échangèrent un salut affectif. Leur conversation animée traitait des touristes enragés de l'été et des sorbets au melon. Ils sursautèrent d'un même souffle lorsque je partis, faisant claquer la porte. Les mains sur les murs des couloirs, je cherchais à regagner ma chambre.
Je voulais partir, me retrouver en tête à tête avec moi même. C'était douloureux, je sais, je suis masochiste. Le silence pesant alourdissait l'air déjà surchargé de l'été, même les cigales se taisaient maintenant. Personne ne voulait rire après ce départ imprévu.
C'était trop lourd à porter. Myriam ! Pourquoi étais tu partie ? Et pourquoi, moi, comme un idiot, je lui parlais comme si elle était là ?
J'étais dans sa chambre. Effondré, donc, sur ses draps que je n'avais pas pu déchirer.
Il ne me fallait qu'un effort de mémoire pour l'avoir ici, avec moi. Pour rire ensemble, supporter le monde à deux.
Mes bras se refermèrent sur le vide. J'agrippais la couette, étouffant mes hurlements.
- Tu la regrette, toi aussi ?
J'étais définitivement fou, à parler à un rectangle de tissus. Ça m'était égal. Plus RIEN ne compterait !
Ma brusque impulsion nourrie de rage et de ressentiment fléchit sous le coup de la tristesse. J'étouffais.
L'orage depuis si longtemps préparé déchira le ciel noir, la pluie martella la façade de la maison.
Mes larmes étaient délivrées de la barrière du silence et de la discrétion. Je me vidais.
Enfermé dans ma prison aveugle, je cherchais désespérément la sortie, je cherchais la lumière.
Au lieu de la clarté, je trouvai le clavier de piano.
Les touches s'inclinaient, dociles sous mes doigts.
Une première note fit vibrer la pièce entière. Mes doigts couraient sur le clavier.
Les fausses notes, les erreurs d'harmonie, je ne les entendais plus. Mon cerveau ne retenait que cette lente mélodie, qui sortait des entrailles de la terre. Cet enchaînement sans nom de touches inconnues.
Je me balançais au rythme du grave instrument. Mes mains tremblaient. C'était un son simple. Et tout mon être se reconnaissait dedans, mieux que dans aucune peinture.
Je ne pouvais lâcher le piano. Malgré ma migraine, ma fatigue, mon envie d'oublier, je restai. C'était le dernier lien qui me rattachait à Myriam.
* * *
Je commis la plus grande erreur de ma vie ce jour-là. J'oubliai. Mes parents étaient venus en catastrophe après mon appel. Je les suppliais de me changer d'établissement, de partir loin de St Val et de tout ce qui pouvait y faire référence.
Les jours qui suivirent, je m'appliquais à fuir tous ces souvenirs douloureux. Bientôt, aucune odeur de citron ne pouvait flotter autour de moi. Seul le piano s'était accroché à moi, et lui seul pouvait faire office de pont entre Myriam et moi.
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La nuit sans étoiles
Short StoryJ'étais peintre, avant qu'un accident ait l'ingénieuse idée de me rendre aveugle. Dans leur extrême bonté, mes parents m'on expédié dans ce fameux centre "pour les enfants à problèmes". Ma seule amie est folle. Médicament prouvé. (Un vraie tarée, v...