Dix ans plus tard

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J'entendais encore les applaudissements du public depuis les coulisses. Ils éteint forts et bruyants.

– Monsieur Sérès ! s'écria l'intendant en accourant vers moi (ses petits pas pressés claquaient contre le sol de pierre). Nous avons fait le plus beau chiffre depuis cinq ans !

La responsable de la toilette saisit ma main entre les siennes.

– C'est merveilleux, renchérit-elle, vous avez réussi !

J'écartais vivement mes doigts des siens. Depuis quand étions-nous amis ?

– Je suis épuisé, avouai-je, conduisez-moi vite l'hotel.

Le personnel s'affaira pour préparer la voiture, tandis que les chiffres des dernières entrées tourbillonnaient dans mon esprit brumeux. Oui, nous avions réussi. J'avais réussi. Les imbéciles du conservatoire à mon entrée m'avaient garanti un parcours difficile, voire impossible, et pourtant, j'avais réussi. Mon piano m'avait servi ma victoire, et dans tous les pays du monde, on parlait de ce pianiste aveugle, qui jouait sans voir. 

– La voiture est prête, m'informa le nouveau secrétaire dont le nom m'échappait toujours.

Il me guida vers une moquette douce et confortable. Dans les rues, le ciel se déversait en trombe sur les pauvres pavés. Naples, la cité éternelle, la ville du Soleil. Un rire ironique m'échappa.

Le trajet vers l'hôtel fut long, trop long. Je sentais peser sur moi le regard des autres sans pouvoir leur rendre la pareille. Je n'ignorais pas leurs lèvres s'articuler silencieusement en remarques à mon sujet. Malgré ma victoire, avais-je trouvé de vrais amis fidèles ? Le manque cruel de confiance que j'éprouvais à l'égard de tous mes salariés me convainquait de l'inverse.

Tu n'en as pas besoin Raphaël, me repris-je, regarde jusqu'à où tu as pu arriver seul. Alors qu'eux en sont restés dans leur médiocrité passive.

Une vague brève de réconfort accueillit cette remarque. Ma fameuse "victoire" me suffisait.

– Combien avons-nous fait, exactement ? m'enquis-je auprès des autres.

– Six mille.

Un sourire plat s'étala sur mon visage.

– Des journalistes ont demandé à vous interviewer, continua l'économe. Vous avez atteint le top 10 des hommes les plus riches de France. Vous n'avez que vingt-sept ans, ils croient à un miracle.

– Parlez-leur plutôt de mérite.

L'économe rit doucement.

– Bien sûr. Ils viendront à l'hôtel demain.

Un soupir souleva ma poitrine. A combien d'inconnus devrais-je encore serrer la main pour être en paix ? Une vague de colère s'abattit contre eux, contre tous ces journalistes, tous ces spectateurs, qui, par manque de courage et de force personnelle, s'obstinaient à aller voir les plus grands qu'eux, jusqu'à nous épuiser. Pourquoi fallait-il que les hommes de talent soient si sollicités ? Je me pris à hair mon métier. Ma victoire ne concernait que moi, pas eux.

Ce fut avec lassitude que je gravis les marches de ma chambre. Le directeur de l'Hôtel, un vieil italien qui sentait le produit de vaisselle tenait à m'accompagner jusqu'au bout. Je le laissai faire, conscient du plaisir qu'il en tirait en cet instant.

– La pluie a cessé, m'informa-t-il alors que mes oreilles et mes pores me l'avaient clairement indiqué. Je vous ouvre le balcone avec une belle vista sul mare.

Je ne répondis rien, il comprit rapidement.

– Pardonnez-moi, Singore, je n'y pensais pas.

La nuit sans étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant