Ce jour-là,

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Samedi 4 octobre 2008. C'était le soir. Seule dans une chambre du foyer Handas, je me remémorai les événements de la journée de la veille qui m'avaient laissée exsangue.
Ce jour-là, maman avait essayé de me joindre sur mon portable. Elle m'avait laissé un message : elle me faisait un petit coucou et me rappellerait dans la soirée. Mais je devinais son inquiétude à mon égard. Mon portable était depuis deux semaines mon seul lien avec maman; depuis que mon compagnon, Stéphane, avait coupé la ligne du téléphone fixe de notre appartement.
Ce jour-là, maman avait déjà essayé de me joindre plusieurs fois sans succès. Tantôt il n'y avait pas de réseau, tantôt mon portable n'était pas à portée de main. J'avais pourtant tellement besoin de parler à quelqu'un. Lorsque mon téléphone se remit à sonner, je me hâtais pour l'attraper, mais ne pus prendre l'appel à temps. Cela m'a rendue encore plus triste.
Ce jour-là, l'auxiliaire de vie arriva à la maison comme tous les jours de la semaine. Comme d'habitude.
Mais, ce jour-là, c'est en pleurs qu'elle me trouva sur le pas de la porte. Pas besoin d'explications. Elle devinait pourquoi. Elle savait que Stéphane avait, depuis
de nombreuses années déjà, des gestes violents à mon égard. Impuissante, je brûlais toute mon énergie à chercher sans relâche la cause de ses accès de colère. Je n'en trouvais ni le pourquoi ni le comment. Aujourd'hui, j'étais à bout de forces. Je ne savais plus qui j'étais, ni ce que je faisais là, incapable de prendre la moindre décision. Treize années de vie commune avec Stéphane. Mais que s'était-il donc passé pour que je sois tombée si bas ?
Stéphane était l'un des quatre colocataires de l'appartement dans lequel j'avais emménagé à ma majorité, à la sortie du foyer Handas. Stéphane était aussi le frère de mon ex-petit ami, Laurent. Outre un pied bot, Stéphane souffrait d'une forme de la maladie de Parkinson qui lui infligeait tremblements et pertes d'équilibre.
Lorsque je partis vivre dans un nouvel appartement avec deux autres jeunes femmes, Mireille et Isabelle, Stéphane s'installa dans un autre appartement, non loin de là. Dans l'appartement des filles, l'ambiance était mauvaise. Je ne parvenais pas à m'entendre avec Mireille et l'atmosphère était vite devenue irrespirable. Je n'avais plus qu'une idée en tête : quitter cet endroit à tout prix.
Je savais que je plaisais à Stéphane et son appartement était assez grand pour que je m'y installe. Je me disais que c'était l'occasion rêvée de fuir cette colocation qui, de toute évidence, était un échec et aussi, pourquoi pas, me rapprocher de son frère Laurent
dont je me sentais toujours amoureuse. J'emménageai chez Stéphane avec insouciance et, je dois le reconnaître, une bonne dose de naïveté. Les treize années suivantes me firent amèrement regretter ma décision hâtive.
Peu après mon installation, Stéphane jugea son traitement médicamenteux inutile et nuisible à sa santé. Sa vue baissait, il ne se sentait pas bien et il affirmait que les médicaments qu'il prenait en étaient la cause. Il arrêta aussitôt de prendre ses cachets. Son comportement changea rapidement. Il devint coléreux.
Au même moment, l'équipe d'auxiliaires de vie qui s'occupaient de nous changea. Il faut dire que nous avions une équipe formidable. Nous habituer à la nouvelle équipe fut difficile, mais il le fallait bien. C'est la vie et il faut l'accepter. Mais Stéphane en avait décidé autrement.
Il se mit à insulter régulièrement la nouvelle auxiliaire de vie, lui reprochant de passer trop de temps dans la salle de bains ou d'utiliser trop d'eau. Je tentais de prendre la défense de la pauvre femme, mais chacune de mes interventions ne faisait qu'attiser sa colère.
Sa fragilité émotionnelle empira. Il s'emportait de plus en plus souvent contre moi jusqu'à s'en prendre physiquement à moi. À la moindre contrariété, il me lançait des objets à la figure. Dans la cuisine, au moment des repas, ce pouvait être des couverts, parfois
même des couteaux. Un jour, il voulut mixer des poireaux pour en faire une soupe. Les poireaux n'étaient pas assez cuits. Les légumes s'entortillèrent autour de la lame du mixeur plongeant et le moteur commença à patiner. Subitement fou de colère, il lança le mixer à travers la pièce. La lame passa à quelques centimètres de mon nez. Pendant les repas, il lui arrivait de balayer à terre tout ce qui se trouvait sur la table d'un seul mouvement. Ses accès de colère décuplaient ses forces. Je me mis à vivre dans la peur. J'avais remisé mon déambulateur et, par prudence, ne me déplaçais plus qu'en fauteuil roulant. J'étais si vulnérable avec un déambulateur. Stéphane pouvait à tout moment me déséquilibrer. Une fois à terre, m'aurait-il aidée à me relever ? Je n'en étais pas certaine.
Il se mit à fréquenter des personnes valides. Je trouvais que ce pouvait être une bonne chose pour lui. Mais le revers de la médaille, c'est qu'il se mit à désirer les mêmes choses que ses copains, à vouloir vivre comme eux. Il se mit à boire avec eux. Comme eux, il voulait une voiture, passer son permis. Son handicap ne le lui permettait pas, mais il ne le voyait pas et se considérait comme une personne valide. Il prit des leçons de conduite, rata son permis, insista, sans succès, y laissant une bonne partie de ses économies. Je lui dis qu'il fallait avoir un regard lucide sur ses capacités pour pouvoir avancer dans la vie. Il se mit à m'accuser d'être la cause de son échec. Il disait que s'il se sentait en colère, c'était à cause de moi et il me punissait à sa façon. Il coupait le chauffage ou bien l'eau
chaude quand j'étais sous la douche. Lorsque je me mettais à broder dans la soirée, il coupait l'électricité. Puis ce fut le tour de la ligne téléphonique.
Pendant toutes ces années, je n'ai pas su quoi faire, et même si j'avais conscience qu'il me fallait partir, je ne pouvais pas me résoudre à le quitter. Peut-être par manque de maturité, sans doute tenaillée par la peur, mais aussi, comme c'est étrange, avec au fond de moi la peur de la réaction de mes parents. Je ne voulais pas leur causer de soucis.
Pourtant, mes parents avaient fini par se rendre compte de la situation. Une année, je les avais invités à passer Noël avec nous. Ils devaient apporter le repas, mais la neige les en avait empêchés. Maman me demanda si nous avions quelque chose dans le congélateur. Je lui répondis que oui, quand Stéphane se leva et se jeta brusquement contre le congélateur en s'écriant : « Non ! Le congélateur est à moi et ce qu'il y a dedans aussi ! » Il nous fallut un bon moment pour le calmer. Cette phrase revenait très souvent. Il me disait : « C'est chez moi, pas chez toi ! », « ne touche pas à ça, c'est à moi ».
En 2008, Stéphane partit quelques semaines à Chinon. Je profitai de son absence pour rassembler les quelques forces qui me restaient pour écrire à Valérie, l'assistante sociale de l'APF (l'Association des Paralysés de France). La lettre que je lui adressai était aussi confuse que mon esprit. Les idées tournoyaient dans ma tête et j'avais tant de choses à lui dire.
« Il faut qu'on parle de l'avenir, cela me fait un peu peur (...). Je veux parler de Stéphane, il n'est plus capable de gérer ses interventions. Aujourd'hui, j'ai pris conscience de sa maladie qui évolue très rapidement. Je ferai mon possible pour rester le plus longtemps avec lui, tant que je le pourrai. Depuis un an, il me dit à moi et à toutes les filles qu'il part (...). Prenez les choses en main, refaites un contrat avec lui pour tout remettre en place pour gérer les interventions au mieux et dans la paix. Ceci m'a fait du bien de vous le dire. Je prends des auxiliaires de vie pour qu'elles m'aident à ma toilette, me conseillent dans l'habillage, me peignent pour être bien (...). Pour un seul mot, vivre ». Patricia.
Valérie vint me voir la veille du retour de Stéphane. Elle m'aida à prendre la décision de quitter Stéphane et remplir une demande d'appartement. J'insistai pour que la réponse de l'organisme soit adressée à Valérie dans les locaux de l'APF et non pas chez moi. Malheureusement, le courrier arriva à la maison. Stéphane en prit connaissance et entra dans une violente colère...
C'est ce jour-là que j'ai perdu pied. L'auxiliaire de vie me trouva en larmes. Elle ne savait pas quoi faire devant mon désarroi. Elle me proposa d'appeler l'APF. Je me laissai faire. L'assistante sociale arriva une demi- heure plus tard accompagnée de la responsable du service d'auxiliaires de vie. Elles se heurtèrent à Stéphane qui refusa de les laisser entrer dans
l'appartement. Je décidai alors de sortir avec elles dans le hall de l'immeuble.
Elles prirent contact avec le foyer Handas pour trouver un endroit calme où nous pourrions parler. Après cet entretien, il fut décidé que je resterais au foyer pour le week-end, le temps de reprendre mes esprits. C'était indispensable, vu mon état psychologique, mais c'était si dur aussi de revenir au foyer. Je me sentais lâche. J'avais l'impression de régresser. En fin d'après-midi, l'auxiliaire de vie me ramena à mon domicile pour récupérer quelques affaires pour le week-end. Mes parents, prévenus par l'APF de mon arrivée au foyer, me téléphonèrent le dimanche soir pour me dire qu'ils me soutenaient et seraient à mes côtés à l'entretien avec l'assistante sociale de l'APF prévu le lendemain.
Lundi matin, 11 heures. J'arrivai dans le couloir un peu avant l'entretien. Mes parents étaient là. Papa s'avança vers moi pour me dire bonjour. J'éclatai en sanglots dans ses bras. Je crois bien que c'était la première fois.
Nous avons beaucoup parlé. Je lui ai dit que je ne rentrerais pas à l'appartement. J'aurais dû partir au premier geste de violence de Stéphane, quand il m'avait attrapée par la poitrine. Au lieu de cela, j'étais partie traîner ma peine dans les rues d'Aixe-sur-Vienne...
Je finis par obtenir un joli petit appartement à Limoges et y emménageai, seule cette fois. Je devais maintenant panser mes plaies et tenter d'oublier ces
treize années de maltraitance. Il me semblait vivre maintenant plus libre et plus légère, hors du milieu étouffant des handicapés. Vivre seule plutôt que mal accompagnée. Cet adage prenait tout son sens à présent. J'avais aussi acquis une qualité qui ne me quitterait plus désormais : la prudence. Mais il me restait encore à trouver la réponse à une question essentielle : de quoi avais-je envie à l'avenir ?

C'est la vie Où les histoires vivent. Découvrez maintenant