Les vingt concurrentes pénétrèrent dans la salle de réception au moment où une vingtaine d'autres en sortait. Shae jeta un bref regard au visage des jeunes femmes, mais elle ne réussit pas à déterminer si elle devait redouter ce qui l'attendait. Au fond de la pièce, sur une estrade surélevée, se trouvait le trône. Il était imposant, taillé dans un bois sombre et richement orné de sculptures et de pierres précieuses incrustées. De chaque côté, des torchères en argent diffusaient une douce lumière tamisée.
Les jeunes femmes s'alignèrent devant le trône, devant le regard inquisiteur du raja, de sa femme et de trois hommes portant la tenue grise des conseillers. Le frère du prince était toujours absent. Un des conseillers au crâne dégarni consulta une fiche avant de dévisager chacune des concurrentes. Shae nota que ses sourcils se soulevèrent quand il l'aperçut.
— Bien, bien, dit-il. Mesdemoiselles, j'espère que votre logement temporaire est à votre goût et que vous ne manquez de rien. Pour cette première étape, et pour être sûr que vos attentes s'alignent avec les nôtres, nous allons vous poser une à une des questions quant à vos motivations et votre présence ici.
La roi cacha un bâillement, visiblement déjà las de la journée qui l'attendait.
— Numéro quarante-huit, veuillez vous avancer.
Le conseiller lui demanda d'abord de décliner son identité, le nom de son chaperon, avant de progresser sur des questions sur ses motivations. Shae s'était préparée à ce genre d'interrogatoire, mais l'absence de l'homme qu'elle était censée intéresser la perturbait. Car la chose qu'elle redoutait le plus, c'était bien lui. Elle se remémora les propos écrits par l'Autre dans son journal, surlignés, entourés et répétés sur de nombreuses pages — "au cas où tu aurais sauté des pages !". Mais Shae avait bien tout lu avec attention et n'était pas prête d'oublier cette information : Ishan avait la capacité de détecter les mensonges. Elle devait donc faire preuve de la plus grande prudence lorsqu'elle s'adresserait à lui.
Mais s'il n'était pas présent... Devait-elle changer son discours ? Aurait-elle plus de chance d'être sélectionnée ainsi ? Mais si tout ceci avait été orchestré et qu'Ishan se cachait quelque part... Shae balaya la pièce du regard sans trouver trace du prince. Perdue dans ses pensées, elle entendit uniquement des bribes des discours des concurrentes qui rêvaient d'amour ou promettaient une dévotion éternelle au prince.
— Numéro deux cent quarante-deux, appela le conseiller.
Alors qu'elle s'était sentie plutôt maîtresse d'elle-même jusqu'à présent, l'appel de son numéro fit remonter une bouffée de chaleur dans tout son corps. Elle savait que son visage devait être aussi cramoisi que le tapis sur lequel elle se tenait.
— Votre nom ?
— Shae.
— Pas de nom de famille ? interrogea le conseiller en levant un sourcil.
— Les ondins n'ont pas de nom de famille à proprement parler. Je me présente parfois comme Shae de Corallion, par rapport à la région où j'ai grandi.
L'intendant opina, semblant se rappeler cette particularité des habitants des mers. Shae était ravie qu'il se satisfasse de cette explication. Car si elle avait dû donner le nom sous lequel elle avait le plus l'habitude d'être appelée, elle se serait mise en danger. Bien plus qu'elle ne l'était déjà...
Shae remarqua que la femme du raja la dévisageait avec une expression sévère, elle avait l'impression d'y lire du dégoût, mais peut-être était-elle trop paranoïaque.
— Qui est votre marraine ?
— Meera Banerjee.
— L'ermite ? s'exclama le conseiller, ses petites lunettes glissant sur son nez.
— L'académicienne, oui.
— Oui, bien sûr, c'est une femme honorable, rectifia rapidement l'homme, réalisant qu'il avait manqué de respect envers une personnalité notoire. Quelle est votre relation avec madame Banerjee ?
— Nous sommes de simples connaissances, mais je lui ai rendu service par le passé.
Inutile de préciser que ce service datait de quelques jours, et qu'elle l'avait elle-même imposé.
— Très bien, dit l'homme en prenant des notes sur un carnet. Et pourquoi aspirez-vous à devenir la concubine de notre prince ?
Shae prit une lente inspiration, décidant de s'en tenir à son discours, le plus près possible de la réalité.
— Vous avez un palais somptueux, empli de richesse, nul doute que n'importe quelle femme serait heureuse de pouvoir vivre dans un tel havre de paix. Je ne vais pas vous mentir, mon objectif premier n'est pas l'amour, mais la sécurité.
Elle se tourna vers le raja.
— Cependant, je crois que si je devenais la compagne de votre frère, je pourrais contribuer significativement à votre royaume. Avant de rejoindre votre pays, j'ai été éduquée à la gestion des biens et des terres de ma famille. Je suis à l'aise avec les chiffres et je suis certaine que je pourrais fournir une aide précieuse si tant est que Sa Majesté en ait besoin. J'ai aussi suivi une éducation qui m'a formée à l'art et à la musique, des talents qui pourront également divertir sa majesté.
Son attention se reporta finalement sur l'homme qui l'interrogeait.
— Et bien sûr, comme vous l'avez remarqué, je suis une ondine. Il me semble que votre palais n'a jamais accueilli une femme de mon peuple. Ce simple symbole pourrait renforcer les liens entre votre royaume et le mien.
Le conseiller finit de gribouiller sur son carnet avant de lever son regard vers elle.
— Vous ne pensez pas regretter l'océan ?
— Ma décision a été réfléchie, dit-elle en désignant ses jambes.
— Très bien, ce sera tout. Numéro cent huit.
Shae recula, incapable de déterminer si elle avait choisi la bonne stratégie. Les candidates défilèrent, la plupart provenant de familles aisées et bénéficiant d'une bonne éducation. Shae écoutait leurs discours d'une oreille, mais lorsque vint le tour de la femme du désert, nommée Zarin, son attention fut captivée. Lorsque l'intendant lui demanda ses motivations, sa réponse suscita des regards choqués parmi les prétendantes.
— Pourquoi je veux devenir la concubine du prince ? La question serait plutôt pourquoi il aurait tout à gagner à devenir mon époux. Je suis la fille du roi de Zarcane. Je crois que vous bénéficiez déjà de nos dépôts d'argile, et que vos femmes se réjouissent de nos extractions de lapis lazuli ou de turquoise. Un mariage entre nos deux nations est évident, vous auriez tout à y gagner. Et puis, regardez-moi. Je pense qu'il n'est pas présomptueux d'affirmer que je suis la plus belle des candidates ici présentes. J'ignore pourquoi le prince n'est pas ici pour choisir sa future femme, mais je n'ai aucun doute que ses yeux ne me quitteraient pas si tel était le cas. En tant que princesse du désert, la dernière de ma fratrie, j'ai appris en observant mon père et mes frères et sœurs. Je sais me battre mais aussi prendre en charge un foyer. Sans oublier que les enfants du désert sont réputés pour leur robustesse, nul doute que mes héritiers seront forts. Je pense que me choisir est une évidence.
Shae la contempla, bouche bée. Un instant, elle crut qu'elle avait déballé ce discours dans l'espoir de se démarquer, mais elle en doutait. Avec son menton haut et son regard fier, Shae aurait juré que la jeune femme était absolument convaincue de ce qu'elle avançait. La reine grimaça, et le raja sembla émerger pour la première fois de son état ensommeillé. Le conseiller principal toussota avant de la remercier et de passer à la candidate suivante. Aucune autre ne fit autant mouche.
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Écume d'été
FantasíaShae est une ondine qui, pour se libérer d'un destin funeste, a troqué ses souvenirs contre une paire de jambes. Guidée par un journal énigmatique, elle doit infiltrer les intrigues du palais de Jivaran pour atteindre son objectif et se soustraire à...