Cinq heures s'étaient écoulées depuis leur entretien devant le raja et son épouse. Avant de quitter la salle du trône, ils leur avaient appris que plusieurs candidates seraient éliminées le soir même. Shae avait été surprise ; elle ne s'attendait pas à ce que des jeunes femmes soient écartées si tôt dans le processus.
Alors que certaines profitaient autant que possible de leur séjour au palais — se prélassant dans les jardins luxuriants ou profitant de bains et de massages dans les thermes du palais —, Shae était restée à l'intérieur de sa chambre, dans le petit salon. Elle s'était emparée d'un livre qu'elle peinait à lire, son esprit se perdant fréquemment dans des questionnements qui la remplissaient d'anxiété. Devrait-elle fouiller le palais dès à présent ? Si elle était éliminée ce soir, elle aurait difficilement une autre chance de s'infiltrer dans ses couloirs. Mais il y avait bien trop de monde, bien trop de va-et-vient ; même en utilisant son sidi, elle ne passerait pas inaperçue.
Elle fut interrompue dans ses pensées par Zarin qui prit place en face d'elle. Ses cheveux étaient humides et embaumaient la pièce d'une effluve de patchouli. La jeune femme du désert dévisagea Shae des pieds à la tête. Ayant eu un aperçu de son franc-parler, Shae s'attendait au pire. Zarin désigna les mains de l'ondine.
— Ce n'est pas très élégant.
Shae eut un mouvement de surprise ; elle ne s'était pas rendu compte qu'elle se machouillait le bout des doigts depuis plusieurs minutes, envahie par l'anxiété.
— Toi et moi, nous n'avons aucune raison d'avoir peur. Ils ne nous élimineront pas aujourd'hui. Ils n'évinceront pas deux représentantes de peuples étrangers dès la première étape, cela pourrait être vu comme un affront.
Shae réfléchit quelques secondes à ses paroles, Zarin avait sûrement raison. Sa réflexion la rassura quelque peu, mais elle se demanda pourquoi la jeune femme avait pris la peine de lui partager ses idées. Zarin dut voir le soulagement dans les traits de Shae car elle s'empressa d'ajouter :
— Ne te fais pas non plus d'illusions, tu ne resteras sûrement pas longtemps. Je doute que la reine laisse son beau-frère choisir une ondine.
— Pourquoi ça ? demanda-t-elle.
— Son aversion pour les gens de ton peuple est notoire. Je pensais que tu le savais.
Shae se renfrogna ; alors ce n'était pas qu'une impression. Elle réfléchit aux notes dans son journal, mais elle était quasiment sûre que l'Autre n'en faisait pas mention.
— Ce n'est pas elle qui aura le dernier mot, lança Shae.
— Certes, mais elle a l'oreille de son époux. Et Amar est le raja après tout. Même s'il s'agit du mariage de son frère, je suis certaine qu'il peut en choisir la finalité s'il le souhaite.
— Je maintiens ce que j'ai avancé précédemment. Si j'intégrais le palais en tant que concubine, cela pourrait renvoyer une image d'unité entre nos deux peuples.
— Je ne sais pas depuis combien de temps tu as la tête hors de l'eau, mais il y a encore un paquet de gens qui en veulent aux ondines pour la guerre contre les djinns. Je doute qu'ils souhaitent cette unité...
Shae se rembrunit. Bien sûr, comment ignorer les regards et les remarques hostiles. Lorsque les djinns s'étaient réveillés et avaient saccagé la terre, les peuples s'étaient soulevés pour s'opposer à leur marche dévastatrice. Seuls les ondins avaient manqué à l'appel, bien à l'abri sous les eaux. Il avait toujours existé des habitants des mers capables de transformer leurs queues en jambes, et même sans leur en demander tant, ils auraient pu garder les côtes, voguer jusqu'aux cours des fleuves. Mais non, ses ancêtres avaient fait la sourde oreille.
Les pertes humaines s'étaient comptées en dizaines de milliers, et même si les djinns étaient à présent enfermés dans une prison de terre et de pierre et que plus d'une centaine d'années les séparent de ces événements, la rancœur envers les ondins n'avait pas été scellée avec eux.
Le regard de Shae fut accroché par des mouvements dans la pièce principale. Il semblait que ses colocataires absentes venaient d'être raccompagnées dans les dortoirs. Derrière elles, Naher fermait la marche.
— Mesdemoiselles, dit l'intendant. Merci à toutes d'être venues, malheureusement, je vais annoncer le numéro des jeunes filles qui ne sont pas retenues.
Shae se leva en trombe et rejoignit ses concurrentes dans le dortoir. Elle sentit Zarin qui lui emboîtait le pas.
— Numéro soixante-quatre... commença-t-il.
Le cœur battant, Shae entendit onze numéros défiler. Ni le sien ni celui de Zarin ne furent énoncés.
— Je te l'avais dit, lui chuchota la jeune femme du désert à l'oreille.
Elles n'étaient plus que neuf dans leur dortoir. Elle se demandait combien de jeunes femmes avaient été éliminées au total. Les perdantes affichaient une mine déconfite, mais toutes restèrent dignes. Elle réalisa que l'une des deux jumelles, elle n'aurait su dire laquelle, devrait aussi quitter le palais. Quelques heures plus tard, alors que la nuit tombait, le dortoir lui parut beaucoup plus vide.
Elle aurait souhaité profiter de la quiétude de la nuit pour s'aventurer dans les dédales du palais, mais deux gardes impassibles se tenaient fermement devant l'entrée de sa chambre. La question demeurait : étaient-ils là pour veiller sur elles ou par crainte qu'un éventuel assassin se glisse parmi les prétendantes ? Quelle que soit la réponse, elle se trouvait contrainte, pour le moment du moins, à se résigner à dormir. Après avoir parcouru à nouveau quelques pages de son journal, elle réalisa à quel point elle était épuisée. Elle ferma les yeux, s'abandonnant au sommeil qui la réclamait avec insistance.
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Écume d'été
FantasíaShae est une ondine qui, pour se libérer d'un destin funeste, a troqué ses souvenirs contre une paire de jambes. Guidée par un journal énigmatique, elle doit infiltrer les intrigues du palais de Jivaran pour atteindre son objectif et se soustraire à...