Le petit panier

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Un jour de l'été 2007, je me rendis au supermarché faire quelques emplettes. Je me dirigeai directement vers une caisse pour prendre un panier. Je m'apprêtais à me baisser lorsqu'un homme attrapa le panier avant moi et me le tendit. Je le remerciai aimablement tout en relevant la tête et me retrouvai face à un visage souriant dont les traits ne m'étaient pas inconnus. Mais même en fouillant au plus profond de ma mémoire, il m'était impossible de mettre un prénom sur ce visage pourtant familier. Il me dit : « Tu me reconnais ? ». Au son de sa voix, je lui répondis : « Oui ! » Il me présenta sa compagne... Bêtement, je me suis sentie déçue... Je venais de retrouver Patrick.
La dernière fois que j'avais vu Patrick, j'avais treize ans. Patrick, souffrant d'un léger handicap physique, avait passé deux ans à Beaune-les-Mines dans l'attente d'un endroit pour vivre et travailler. Du haut de mes treize ans, je trouvais Patrick bien différent des autres résidents. D'un naturel solitaire, il gardait ses distances avec les autres pensionnaires et sa réserve me fascinait. Je me demandais bien ce qu'il faisait là. Il ne semblait pas handicapé. Et puis un jour, il est parti. Je ne me suis pas interrogée sur les raisons de son départ.
Comment aurais-je pu imaginer que j'allais le retrouver presque trente ans plus tard à la caisse d'un supermarché et qu'il me reconnaîtrait ? Les chances que cet événement survienne étaient statistiquement proches de zéro ! La vie offre bien des surprises... Il m'apprit qu'il vivait à Aixe-sur-Vienne.
De retour à la maison, je repensais à cette rencontre si improbable et je me dis que je ne pouvais pas le laisser disparaître de ma vie une seconde fois. Le hasard − et ma curiosité − m'aida en mettant sur ma route la compagne de Patrick qui promenait son chien Voyou. Je lui proposai avec toute l'innocence dont j'étais capable de la raccompagner jusqu'à son appartement, afin, lui dis-je, de saluer mon ami Patrick. Patrick et moi discutâmes un moment. C'était un échange très agréable. Nous nous quittâmes non sans avoir au préalable échangé nos numéros de portable.
Les mois passèrent. Nous nous rencontrions de plus en plus souvent et nous prîmes l'habitude de correspondre fréquemment par SMS.
Le 31 juillet, en sortant du cabinet du dentiste, je reçus un SMS de Patrick qui me demandait ce que je faisais. Quand il apprit ma visite chez le dentiste, il écrivit : « Ah ! tu es amoureuse de moi ? » Je lui envoyai spontanément un SMS très court : « Oui ! » et attendis sa réponse avec beaucoup de fébrilité. Je retins ma respiration en ouvrant son prochain message et lus : « C'est de l'humour. Mal de dents, mal d'amour ! »
Je me reprochai ma bêtise mais c'était trop tard. Je lui avais avoué mes sentiments bien malgré moi !
Mais ma réponse avait dû malgré tout lui donner le courage de se déclarer lui aussi, car, quelques jours après, Patrick me demandait de sortir avec lui en toute discrétion. Je lui donnai mon accord tout en lui faisant part de mon inquiétude. Nous vivions tous deux une relation de couple conflictuelle et recherchions de l'amitié et de la tendresse, mais souhaitions avant tout éviter tout incident.
Le 29 août, mon portable bipa. Un nouveau message s'afficha : « Je t'aime comme je n'ai jamais aimé quelqu'un. Tu comptes pour moi. Patrick. » J'ai reçu ce message comme un cadeau de la vie. Je ne pensais pas que ce fût possible. Moi qui habitais avec quelqu'un qui me battait, me rabaissait, me critiquait, me répétait que je n'étais pas chez moi, était-ce possible qu'un homme puisse m'aimer d'amour et tienne à moi ?
Je me souviens d'un troisième SMS qui me toucha droit au cœur : le 15 septembre, 16 h 51 : « Il y a longtemps que tu me plais ». Je ne peux ici me résoudre à transcrire la suite de ce message aux mots si intimes ! Et puis, le 23septembre, 20h49: «Je t'aime mon amour, Patrick ».
J'ai gardé le texte de ces SMS pour leur beauté. Ils sont le reflet d'un cœur pur rempli d'amour, pour moi sans arrière-pensées, ni méchanceté à mon égard. Je voulais garder la trace d'un moment de bonheur que la
vie m'offrait spontanément. Nous nous fréquentions depuis plusieurs mois et j'étais si heureuse, même si je me demandais si ce bonheur allait durer. Nous vivions encore chacun en couple et rencontrions les mêmes difficultés. C'était tellement bon d'avoir près de moi quelqu'un qui comprenait parfaitement ce que je ressentais et m'épaulait jour après jour. Quelquefois, je voulais partir avec lui, construire ma vie avec lui, ensemble pour toujours. Et puis la peur resurgissait. Je craignais que ce bel amour ne casse. Si cela devait arriver, j'étais certaine que je n'y survivrais pas.
Ce sentiment m'assaillit lorsque je me retrouvai dans une chambre à Handas au moment de ma rupture avec Stéphane. Il me semblait que j'allais tout perdre, mon compagnon et mon meilleur ami. Pouvais-je enfin être aimée un jour ou bien étais-je condamnée à vivre seule ?
Patrick, au même moment, décidait de mettre de l'ordre dans sa vie. Il quitta sa compagne et s'installa dans un studio à Isle. Pendant ce temps, j'emménageai dans mon appartement à Limoges, après avoir passé un mois chez mes parents, le temps de m'organiser et préparer mon déménagement. Nous vivions désormais seuls chacun de notre côté, goûtant le calme et la sérénité retrouvés.
Un nouveau SMS brisa le silence. Patrick m'invita à venir lui rendre visite chez lui. C'était un jeudi. J'étais folle de joie, mais comment m'y rendre ? Il me fallait à tout prix trouver un moyen de transport. Je finis par
trouver une amie qui me proposa de m'accompagner chez Patrick et de me ramener chez moi après ma visite. Je retrouvai Patrick avec tant de bonheur. La tendresse que nous éprouvions l'un pour l'autre était si naturelle que nous avions l'impression étrange de nous connaître depuis très longtemps.
Le lundi suivant, Patrick m'appela et me dit « je suis là ». Il était devant ma porte ! Il resta une heure et je le raccompagnai sur la moitié du chemin du retour. Nous renouvelâmes l'expérience le plus souvent possible. Se raccompagner l'un l'autre sur une partie du chemin après chacune de nos rencontres était devenu un rituel. Nous aimions aussi nous promener le long de la Vienne. Tous les matins, Patrick me réveillait par un doux SMS. « Ma petite poulette », « ma petite poupée », « ma puce », autant de petits mots doux qui ensoleillaient ma vie au quotidien. Tous les soirs, nous avions de longues conversations au téléphone.
L'hiver suivant, notre amour grandissant eut raison de notre réticence à nous engager dans une vie à deux. Patrick s'installa à la maison. Il transféra son courrier à mon adresse pour une durée de trois mois, comme un parapluie invisible en cas d'intempéries. C'était inutile. Patrick ne devait plus repartir.
Maman ne voyait pas d'un bon œil cette nouvelle vie commune. À court d'arguments, je lui adressai une lettre pour la rassurer. Je lui expliquai que j'étais adulte et responsable, que notre décision était mûrement réfléchie. Nous sommes partis en vacances chez mes
parents. Patrick en profita pour leur parler de notre projet de mariage. Ils n'eurent aucune réaction. Approuvaient- ils notre union ? Ils restèrent très évasifs sur le sujet. J'étais déçue. J'avais tellement besoin de savoir que ma famille me soutenait dans ce projet de vie si essentiel pour nous deux.
Lorsque notre projet de mariage devint une évidence pour nous, j'en informai d'abord mon frère et ma sœur. Ils étaient ravis. Je devais aussi prévenir mes parents mais je craignais leur réaction. Je leur écrivis :
« Papa, maman,
Vous savez, je vous aime très fort. Aujourd'hui, j'ai une chose à vous annoncer qui n'est pas facile à vous dire en face car j'ai un peu peur de votre réaction. Je vous annonce que je vais me marier au mois de juin 2011. Nous sommes en train de faire les papiers.
Il ne faut pas vous inquiéter pour tout ce qui est allocation. Nos droits ne changent pas. Il n'y a que mon nom qui change.
Anne et Michel sont déjà au courant, ils sont très heureux. Nous nous marierons à la mairie de Limoges. Il y aura un petit apéritif avec la famille et les amis. Le repas se fera entre témoins et famille.
Si vous avez tous les deux des questions par rapport à l'administratif, Valérie B. est prête à vous entendre au téléphone.
Papa, maman, j'ai toujours voulu me marier. Mais pour ça, il faut être heureuse et sûre d'être aimée. Je suis peut-être infirme, mais j'ai la tête sur les épaules. Et je suis comme une personne valide.
Je vous embrasse très très fort et j'espère de tout cœur que vous serez des parents heureux.
Gros, gros bisous, je vous aime.
Patoune »
Je ne reçus pas de réponse. Je m'attelai à faire les démarches nécessaires pour la cérémonie, préparer les invitations et les menus. Cette activité occupait mon esprit et m'évitait de penser à mes parents. Une amie fabriqua ma robe de mariée. Je l'essayai un jour devant mes parents. Ils n'eurent aucune réaction. En revanche, ma sœur préparait activement le grand jour. Je ne le sus que le jour du mariage quand elle passa un film qu'elle avait secrètement concocté à partir de photos de mon album personnel qu'elle avait empruntées à mon insu !
La veille du mariage, j'ai craqué. J'étais si stressée. Mon cerveau fonctionnait à plein régime et les mille questions qui me tourmentaient ne me laissaient aucun répit. Mes parents allaient-ils venir, la salle de restaurant était-elle prête et suffisamment décorée, l'auxiliaire de vie serait-elle à l'heure pour m'aider à me préparer ?
Samedi 25 juin 2011. C'est le grand jour. Je me réveille émue, toute crainte dissipée. Le soleil, dehors,
illumine déjà la matinée et le ciel est aussi bleu que ma robe de mariée ! Nous nous réunissons dans la salle des mariages à la mairie de Limoges. Il y a là papa, maman, mon frère, ma sœur et leurs familles, mon témoin − une auxiliaire de vie − et beaucoup d'amis des clubs d'Aixe- sur-Vienne, Le Palais-sur-Vienne et Séreilhac dont je fais partie. Leur présence me fait chaud au cœur. Il y a aussi ma « maman » de Beaune-les-Mines, Marie- Josée, aussi émue que moi et si heureuse de voir ce que je suis devenue.
C'est vrai, j'étais fière de ce mariage. Pour moi, il signifiait la fin d'un long combat contre tous les obstacles que le handicap a placés sans cesse sur mon chemin. Je regardais les invités, tous valides. Ils étaient la preuve que plus jamais il n'y aurait de barrières entre eux et moi. J'étais enfin devenue une personne à part entière et la misère du handicap n'existait plus pour moi.
M. Rodet, député-maire de Limoges, procéda à la cérémonie. Je m'appliquai à prononcer un « oui » clair et déterminé ! Après la cérémonie, la secrétaire de mairie nous dit que nous formions un beau couple et qu'elle trouvait ce mariage exceptionnel.
En sortant de la mairie, nous partîmes faire la fête, comme tous les mariés du monde.
Aujourd'hui, je suis heureuse. Ma vie avec Patrick m'apporte chaque jour paix et sérénité. Je sais que je n'ai rien à craindre d'un homme qui me porte un amour pur et sincère. Cette tranquillité d'esprit me donne des ailes. Libérée de toute peur du présent et de l'avenir, je continue à faire des progrès. Depuis peu, je marche avec un déambulateur.
Je remercie tous ceux qui m'ont offert leur soutien et leur amitié tout au long de mon combat pour l'autonomie. Sans le savoir, ils contribuent au bonheur que je vis aujourd'hui. Ils se nomment Marie-Josée, Alain, Gilbert, Bruno, Anne, Fabienne, Lucette, Valérie.
Merci papa, maman, Anne, Michel, mes neveux et mes nièces de m'entourer si chaleureusement.
Un grand merci à Christine pour son aide dans la réalisation de mon rêve : écrire mon livre d'après les «petites histoires» écrites depuis mon adolescence. Des chapitres ont été réécrits, mais toujours dans le respect de ma perception des événements et de ma façon de m'exprimer.
Et merci la vie !

C'est la vie Où les histoires vivent. Découvrez maintenant