COEURS MEURTRIS

CHAPITRE PREMIER

Lia Maker était convaincue que sa naissance n'avait en rien aidé à sa famille. Elle était petite, pas très jolie, maussade de visage, joues creusées et nez aquilin pas du tout à sa faveur. De plus, ils avaient toujours voulu un garçon, pas un bébé au teint rabougri par la fièvre qui avait failli y passer. Elle revoyait encore sa grand-mère Wilga déclarer d'un ton agacé: " c'est un enfant du diable que nous avons là, Marguerite. J'en suis convaincue". Lia se souvenait avec amertume ses années passées au Centre de Rééducation. Je suis une mocheté. Je ne vaux rien. Lia Maker vivait avec ces pensées là sans arrêt, et ce jour-là, elle avait décidé d'en finir.

Le club de la Ruche se situait à quelques rues de chez elle, mais la jeune fille avait pris des précautions. Si Wilga tendait l'oreille et leurs indiscrets voisins racontaient ce qu'ils avaient vu ce soir là, elle était cuite. Lia s'était habillée simplement, même si elle avait passé une bonne heure à perfectionner son maquillage. Dans une soirée comme celle qui se préparait à la Ruche, il valait mieux ne pas trop se faire remarquer, juste le nécessaire. Pas trop, mais pas rien non plus. Lia fixa son mascara dans le miroir puis rangea soigneusement toutes ses affaires dans son sac. Elle brossa ses cheveux couleur noir de jais puis se passa un gant de toilette sur le visage. Finalement, elle se contempla dans la glace. Elle serait toujours laide, malgré la couche de poudre qui lui couvrait les joues. Mais son rouge à lèvre émeraude rendait sa bouche pulpeuse, et c'était mieux que rien. Vérifiant qu'elle n'avait rien oublié, elle prit une longue bouffée d'air et ouvrit sans faire de bruit la fenêtre de la salle de bain, assez grande pour faire entrer ou sortir quelqu'un de relativement petit, comme elle. Le cœur battant, Lia s'accrocha au rebord, passa ses jambes une à une par dessus la balustrade, puis sauta avec légèreté sur l'herbe mouillée du jardin. Elle cria victoire en son for intérieur, mais ce n'était pas encore fini. Le destin avait fait qu'elle se trouve dans un premier étage, mais à présent, sortir du quartier allait s'avérer une affaire bien plus complexe.

Le couvre feu était passé depuis bien longtemps déjà, et même si Lia était habituée à se coucher tard, plongée dans ses lectures, ce n'était pas la même chose que de se retrouver éveillée dedans que dehors... Vacillante, elle passa une main sur ses cheveux lavés et entama sa marche. Les effluves de puanteur venant du Quartier Sud se faisaient sentir même ici; Wilga se plaignait jour et nuit de ces " habitants puants qui ne savent même pas comment tenir un savon dans leur main".

La nuit était fraiche mais agréable, et tandis qu'elle marchait, Lia avait peine à croire que cette urbanisation avait un jour été un quartier appelé Greenwich Village. Wilga lui avait raconté que le quartier faisait partie d'une ville nommée par leurs ancêtres NEW YORK et Lia rêvassait souvent sur celle ci. Maintenant, ces hauts édifices formait Bay Hill, sous le règne de La Honte.

La Honte. L'état qui dirigeait les Quartiers depuis bien avant que Lia soit née. Wilga disait qu'elle avait elle même été présente lors du couronnement du président Baker, assise parmi ceux du premier rang dans la grande arène. Lia ne comprenait pas l'admiration que celle-ci vouait à Harold Baker, cet homme trapu et antipathique qui se faisait toujours virer des interviews sociaux en raison de son tempérament agressif. Petite, elle se promenait souvent dans le salon de la maison et entendait sa voix depuis le téléviseur, et Wilga s'exclamait "quel homme!". . .

Le bruit du TGV nocturne la fit sursauter et elle pressa le pas. Le train passa à toute allure au loin devant elle et Lia se dit avec horreur que seule dans la nuit à ces heures ci, c'était tout de même un peu dangereux et délicat. La Ruche ne devrait plus être très loin, à présent. Les hauts bâtiments se dressaient tel des fantômes, avec leur lumière rouge qui clignotait chaque seconde, mais Lia avait fait attention de s'habiller en noir, car cela la mettait à l'abri de n'importe quelle caméra de surveillance.