Rien qu'un théâtre d'ombre

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Mon rêve familier

" Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
Pour elle seule, hélas! cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse? - Je l'ignore.
Son nom? Je me souviens qu'il est doux et sonore
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues."

- Paul Verlaine -
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Si je devais citer la chose qui m'eu le plus marqué étant enfant et peut-être pour le reste de ma vie, les premiers mots qui sortiraient de ma bouche seraient sûrement leurs noms.

D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours habité cet arrondissement de Paris, au dernier étage d'un lotissement miteux.

En face, il y avait comme une sorte de petit manoir, une magnifique bâtisse dont la façade était presque entièrement faite de larges plaques de verres, rare chef d'œuvre architectural pour ce siècle de progrès qu'est le 19ème.

Dans ma minuscule chambre, il n'y avait qu'une fenêtre, au dessus d'un petit meuble où reposaient deux bâtons d'encens et mon chapelet.

Et le soir, au clair de lune, de mes grands yeux fascinés d'enfant, je les voyais souvent danser l'un au bras de l'autre.

Deux ombres noires, à travers de grandes vitres et de fins rideaux, se trémoussant, s'enlaçant, s'embrassant.

Tous les soirs, deux amants flânant, tournoyant, les flots de leurs vêtements accompagnant leurs mouvements, le tout dans une valse éthérée, céleste.

Deux âmes pour un seul corps, deux amants pour un monde bien trop strict, deux hommes portant le même fardeau.

Je pensais qu'il n'y avait qu'ici que je pouvais les épier, profiter de ce lien si fort qui les unissait.

Mais j'avais tort.

En bas de chez moi, il y avait un bar, le Procope.

Je n'y allait que de rares fois, mon père y passait souvent quelques heures - d'après lui, cet établissement avait vu passer les plus grandes figures françaises du siècle écoulé -, et quand il rentrait, ma mère lui passait un savon.

Moi je l'aimais bien ce bar, il me fascinait, comme la porte d'un paradis inaccessible, comme le fruit défendu à Adam et Eve.

Alors je restais à l'entrée et j'observais.

Dans ce bar, il y avait souvent beaucoup de monde, mais la dynamique de ce petit établissement était créée par deux énergumènes, d'ailleurs il n'y avait pas un jour où ils furent absents.

Les gens du bar les avaient surnommés les poètes maudits, je n'ai jamais pu savoir pourquoi, mais ce surnom est vite devenu comme une légende urbaine.

Ils se détestaient, et contrairement à certains, eux ce n'était pas à l'aide d'insultes mais plutôt de vers qu'ils se lançaient des piques, à la manière du héros de cette pièce de théâtre écrite bien des années plus tard, "Cyrano de Bergerac".

Rien qu'un théâtre d'ombre - VerlimbautOù les histoires vivent. Découvrez maintenant