LE FROID

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J'ai froid.

Depuis combien de temps suis-je là ? Je n'en ai strictement aucune idée. Je ne sais même pas ce que j'entends par « là ». Je ne sais pas où je suis. Je ne sais pas quel jour on est. D'ailleurs, la notion même de jour m'est devenue floue. La notion même de temps. Je crois... que je ne sais même pas qui je suis. Je sais que je l'ai su. Mais je l'ai oublié. Je ne me rappelle pas ce qu'il s'est passé avant. D'ailleurs, est-ce qu'il y avait un avant ? Au fait, que signifie ce mot, « avant » ? Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien.

Ah si ! Je sais une chose : j'ai froid. Tellement froid. Je suis gelé de l'intérieur. Peut-être que c'est pour ça que je ne sais plus rien : mon cerveau a givré, mes neurones ne sont plus que glace. Tiens, c'est étrange ; je me souviens de ce que sont les neurones, le cerveau et leur fonctionnement alors que je doute sur le sens du mot « avant ». C'est sûrement que tout n'est pas gelé là-dedans.

Bien que le froid soit terrible, je ne me sens pas si mal. D'ailleurs, si je n'avais pas froid, je pense que je n'aurais jamais été aussi bien. J'ai certes quasiment tout oublié mais cette amnésie semble m'apporter plus de bien que de mal. Je me sens léger, léger... à côté de moi, la moindre plume de colibri serait une enclume. Léger, je suis léger... d'ailleurs, je flotte. C'est bizarre... on n'est pas censé ne pas flotter, normalement ? On n'est pas censé être fixé au sol, on n'est pas censé être prisonnier de la Terre, la Terre ce boulet semblable à celui auquel on liait les chevilles des forçats ? Oui... chaque humain est en réalité un bagnard, attaché à cette prison nommée la Terre. Mais moi, je me suis libéré. Je flotte. Je me sens si heureux, si privilégié par rapport aux autres humains, incarcérés par la gravité.

Je repense à la Terre : encore une notion floue, comme le reste. Quelques images me parviennent cependant ; Oh, très peu ! Tout ce dont je parviens à me souvenir, c'est d'une étendue d'eau remplissant la quasi-totalité de mon champ de vision, se profilant à l'infini vers l'horizon. C'est bleu. C'est beau. C'est « beau ». Quel drôle de mot, celui que je viens d'employer. « Beau ». B-E-A-U. Cela ne s'écrit absolument pas comment cela se prononce. Peut-être que c'est ce qui rend ce mot... beau. Ah! Si je pouvais, je rirais. Mais j'ai oublié comment on fait... Ah, disais-je donc, le mot « beau ». Je ne sais plus ce qu'il veut dire. Mais contrairement aux autres mots qui ont quitté mon esprit, j'ai la sensation de n'avoir jamais clairement su ce qu'il voulait dire. Tout ce que je sais, c'est ce que je trouve beau. L'étendue d'eau est belle. Si je me souviens bien, on appelle toute cette eau « mer ». Alors, la mer est belle. Des souvenirs semblent revenir. Je revois des terrains immenses couverts de ce qu'on appelle « arbres ». Je crois qu'on nomme ces terrains « forêts ». Alors la forêt est belle. Je me rappelle d'une autre étendue bleue, mais ce n'est pas de l'eau ; je ne sais même pas en quoi c'est fait. Dans mes souvenirs, cela s'étendait au-dessus de ma tête et semblait encore plus infini que la mer - bien que je me rende compte que cela n'a pas de sens, quelque chose d'infini ne peut pas être plus infini qu'une autre chose infinie, mais tout n'est plus très clair dans ma tête frigorifiée. Dans cette étendue bleue en hauteur, il y avait par moments des taches blanches à l'aspect duveteux, tels des plumes ou des bouts de coton éparpillés dans les airs. Parfois, ces bouts de coton étaient longs, très fins, du blanc le plus pur qu'on puisse trouver mais d'autres fois, ces cotons étaient titanesques, épais, gris sombre, créaient de la lumière qui faisait un bruit assourdissant et lâchaient des milliers de litres d'eau sur les humains en contrebas, toujours prisonniers de la planète. L'étendue bleue se nommait « ciel », les bouts de coton « nuages », l'eau qui tombait de ces nuages la « pluie ». Tout ça est beau.

Je commence à récupérer beaucoup de souvenirs de mon environnement. Des milliers d'images se mélangent à présent dans mon esprit. Mais soudain, tout s'arrête. Toutes les images retombent dans les ténèbres les unes après les autres, disparaissent, sauf une. Il ne subsiste plus qu'une image, seule lumière dans l'obscurité de mon imaginaire. Cette lumière m'éblouit, alors je tente de m'en détourner ; peine perdue, elle suit mon regard. Alors enfin, je daigne poser mes yeux dessus ; et ceux-ci ne parviennent plus à s'en détacher. Tout ce que j'ai dit avant sur la beauté de la mer, de la forêt, du ciel, tout cela me semble plus faux qu'un plus un égale trois. Face à cette nouvelle image, le monde entier me semble d'une laideur absolue. Pourtant, dans un premier temps particulièrement long, je ne sais même pas de quoi il s'agit. Je ne sais même pas ce que représente cette image. Tout ce que je sais, c'est que c'est beau. De la beauté la plus absolue qui soit. Je suis simplement hypnotisé.

Le froidOù les histoires vivent. Découvrez maintenant