Prologue

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15 février 1640

Cher journal,

Aujourd'hui, c'est avec le cœur en miette que je tourne pour la toute dernière fois tes pages froissées et tapissées par ma plume. Elles traduisent mes émotions et mes péripéties, dont je t'ai fait part depuis tant d'années. À présent, cher journal, je te libère. Pardonne-moi de t'avoir utilisé de la sorte pendant tout ce temps et de déverser une fois de plus mon chagrin sur tes feuilles. J'espère que tu ne m'en veux pas trop. Je me demande d'ailleurs, comment tu le pourrais, sachant que tu n'es qu'un bout de papier enveloppé dans une couverture en cuir. Si je m'abuse, un journal est dépourvu d'âme. Peut-être que tes pages se sont imprégnées de la mienne, ne faisant de toi nulle autre que le reflet de mon être. Ou plutôt, de qui j'étais. Pour tout te dire, je suis las, et je n'ai plus la force de continuer. Laisse-moi m'expliquer pourquoi j'en suis arrivé à te libérer.

Aujourd'hui, je l'ai revue pour la première fois depuis un an après que mon père l'ait expulsée de son maudit manoir. Pendant une année entière, je me suis rongé de l'intérieur, me demandant comment elle allait, et si elle respirait encore.

Ce jour-là, j'aurais dû écouter ma raison au lieu de mon cœur, car au fond de moi, je savais que cela se produirait. Cela avait été impossible que personne ne remarque nos cachoteries.

La preuve, mon père nous avait surpris une première fois dans le couloir, et il lui avait laissé une seconde chance. Quelques mois plus tard, il nous avait de nouveau aperçus, elle et moi lorsque nous étions au lac. Malheureusement, ce démon qui me sert de géniteur avait été plus rapide que moi. Si nous avions quitté les lieux une heure plus tôt, rien de tout cela ne serait arrivé. Elle serait encore auprès de moi, saine et sauve à l'heure actuelle.

Je n'avais jamais oublié le regard débordant de dégout que nous avait lancé mon père lorsqu'il nous avait surpris, ma bien-aimée et moi, entrelacés sur l'herbe. Nous étions en train de contempler les libellules survolant le lac dans un vrombissement mélodieux. Mon géniteur l'avait regardée comme si elle était l'incarnation de la peste en personne, « Cette pauvresse », telle qu'il l'avait constamment surnommée. Il avait toujours détesté et méprisé les démunis. Il avait même prétendu qu'il me renierait si je succombais pour une femme issue de la classe sociale la plus basse.

Ce jour-là, tu te souviens, cher journal, il l'avait emmenée de force en la tirant par le bras jusqu'au manoir. Il lui avait fourni de la nourriture ainsi qu'une couverture à sa mère et à elle, afin qu'elles puissent éventuellement subsister l'hiver prochain. Une demi-heure plus tard, elles avaient été expulsées à la rue, livrées à elles-mêmes.

J'avais dit à Amber que je l'aimais pour la dernière fois. Je l'avais embrassée, et sentis la chaleur ainsi que le parfum de ses lèvres juste après que ce monstre ne la jette dehors tel un vulgaire déchet. Tu t'en souviens ? Pendant de longues minutes, elle se tenait derrière le grand portail, à me regarder, ses joues et son nez rosissant par ses pleurs incessants. Ses cheveux étaient emmêlés après s'être débattus de toutes ses forces pour rester au manoir, et tombaient sous ses seins. Cela n'enlevait en rien sa beauté. Amber semblait terrifiée. Non, elle l'était. La peur de l'inconnu et de la mort se lisait dans ses magnifiques yeux verts débordants de larmes, ce qui accentuait leur couleur.

Mon âme sœur demeurait magnifique dans sa tristesse et sa terreur. Je m'étais approché de ce portail, et j'avais passé ma main à travers les barreaux pour entremêler mes doigts aux siens. J'étais resté muet, incapable d'articuler un seul mot, tellement ma gorge me serrait. J'avais remué mes lèvres, en vain. Quant à elle, malgré ses pleurs, elle avait réussi à en aligner quelques-uns. Ces mots résonnent encore dans mon cœur et mon esprit à l'heure où j'écris ces pages. Elle m'avait dit dans un soufflement à peine audible :

Flammes jumellesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant