Que veut-elle voir ?

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Je l'observai du coin de la rue. Je me prélassais près d'un escalier de pierre. C'est un endroit retiré que j'appréciais particulièrement jusqu'à ce qu'elle vienne troubler ma sieste. Elle apparut brusquement. Les hommes étaient déjà rentrés chez eux. Elle se précipita par terre et griffonna à la craie. Ses gestes étaient précis, lents à l'envers de son agitation apparente. Son corps tremblait alors qu'elle s'appliquait, ignorant tout de ma présence. Elle termina et s'en alla tout aussi précipitamment. Je tentai de m'approcher pour voir les inscriptions. La pluie m'empêcha. Je partis me réfugier sous les toits. Elle revint le lendemain. Elle s'arrêta à l'endroit même où son dessin avait été lavé. Elle refit le même, machinalement. Les jours passaient. Le même rituel advenait, à peu près à la même heure, le soir. Elle partait à la tombée de la nuit et la pluie effaçait tout. Certains jours, elle était plus fébrile que d'autre. Son regard cherchait partout. Il glissait sur moi. Je ne la dérangeais pas. Ses émotions changeaient. Des larmes coulaient sur son visage. Quelque chose dans cette gamine effrayait. Sa douleur prenait prise. Je la ressentais grandir de l'intérieur. C'est ce qui me poussa à avancer vers elle. Je n'aime pas traverser les routes. J'ai une peur bleue de me faire renverser par une machine tonitruante. Je bondis vers elle. La jeune fille m'aperçut. Son visage se détendit.

« Tu viens me tenir compagnie. »

Elle renifla, s'essuya dans sa manche. Son vêtement était simple, de bonne facture.

« J'ai peur qu'il lui soit arrivé quelque chose. »

Elle tendit la main vers moi et se rétracta.

« Je t'ai vue à plusieurs reprises. Dis-moi, rien ne se passe d'étrange quand je pars ? »

Elle secoua la tête, se mit à rire nerveusement.

« Mon histoire n'a rien de normale. Je me souviens la première fois où il est venu me parler. J'étais assise dans la bibliothèque de mon école. Je n'avais pas envie d'étudier. La journée avait été pénible, les cours difficiles. Le tapotement des doigts sur le clavier des autres étudiants m'avait fortement déconcentré et j'avais mal à la tête. J'entendis une chaise qu'on déplaçait. Il s'installa à côté de moi.

« Tu dessines merveilleusement bien. » murmura-t-il

Je ne répondis pas. D'une nature réservée, j'étais mal à l'aise lorsqu'on m'abordait.

« Cela fait des jours que je te regarde à la bibliothèque. Tes esquisses ont un effet très apaisant. Sais-tu ce que tu dessines ? »

Je secouai la tête, gênée. Je l'imaginai en train d'ouvrir la bouche, horrifié.

« Pardon, je ne voulais pas... »

Il ne termina pas sa phrase et s'en alla. Enfin, c'est ce que je me suis dit puisque le silence s'est étiré. Il revint un certain temps après. Mon cœur fit une pause quand je perçus sa voix. Il trouvait mes dessins fascinants. Il ne pouvait facilement s'en détourner. Selon lui, ils devaient avoir un caractère magique comme s'ils ouvraient sur d'autres temps, d'autres mondes. Je le laissai parler la plupart du temps. J'aimais bien l'entendre. Je m'exprimais peu. Quand je le faisais, j'avais très peur qu'il disparaisse, qu'il ne me réponde plus et me laisse dans le noir. Il dut peut-être le sentir car il me prit en compassion.

« Je suis certain qu'ils peuvent t'aider à guérir. Fais-moi confiance. Ce ne sont pas des tracés ordinaires, ils sont là pour toi. »

Sans raison, je commençai à le croire. Je m'attelais à la tâche avec plus de vigueur. Je l'écoutais complimenter mes progrès. J'oubliais les difficultés de ce monde ténébreux. Il peuplait ma solitude. Mon cœur était en fête. Je demandai son nom. Je ne m'étais pas rendue compte que je ne le connaissais pas.

« Antoine. Tu peux m'appeler Antoine. »

Sa voix me fit l'effet d'une brise frissonnante. Je ne freinais pas dans ma tâche. Je ne voyais pas mais mes mains, elles, savaient. Des tâches commençaient à apparaître. Que ne fut pas ma surprise lorsque mes yeux reprirent les couleurs du monde. Ce fut, là, ma tragédie. »

L'enfant souffla. Elle passa une main devant ses yeux comme pour chasser une tristesse.

« Je n'ai rien reconnu. Mon corps est devenu un étranger. Pire je n'ai pas son âge. Mon ami m'a laissée seule. Il n'est jamais venu me voir. Comment pourrait-il d'ailleurs me reconnaitre ? Il s'est assis à côté d'une jeune femme de 24 ans dans une bibliothèque. Il ne peut s'attendre à retrouver une enfant. Je suis piégée dans ce maudit corps et je ne sais même pas comment cela a pu se produire. J'ai cherché Antoine. Je demandais autour de moi. Personne ne le connaissait. On me disait que j'étais à l'écart. Personne ne m'avait côtoyée. Mes parents ont commencé à s'inquiéter. Ils me regardaient soucieux. La piqure de la solitude se rappela cruellement. Je tombai malade. Je restai alitée plusieurs jours dans un état de somnolence morbide. C'est là qu'elle réapparut.

« Pourquoi pleures-tu ? »

Je lui criai ma peur de l'avoir perdu. Je pleurai de gratitude et de désespoir. Je voulais le voir.

« N'ai-je pas tenu mes promesses ? Je te l'ai dit. Tes dessins sont des mondes différents. Continue de les dessiner, ne t'arrête pas. A force, tes yeux s'habitueront à voir et alors tu me retrouveras. »

Il me guida patiemment. Mes doigts dessinèrent sous son joug. J'apprenais le geste par cœur. Je crois que tout mon cœur le connait. Je crois que mes doigts le dessinent quand je dors. »

Elle me montre ses doigts. Les ongles sont très abimés. Du sang a séché là où certains ongles ont été arraché.

« Un moment, fatiguée de dessiner. J'ai voulu m'arrêter. La punition a été terrible.

« Tu ne veux pas ! » hurla-t-on

Froide, brutale, la voix était très différente de celle de mon ami. Je pouvais presque ressentir une haleine putride. Je déglutis.

« Antoine ? » osai-je

« Je ne suis pas Antoine. Il ne pourra plus venir dorénavant. »

« Po..pou...qu » bégayai-je sans parvenir à parler

« Je te le rendrai que si tu dessines mes yeux. Je veux vos yeux ! »

Je fus effrayée. Je me mis à crier pour ne plus rien entendre. Mes parents me trouvèrent en transe. Je gémissais et suppliais à la fois. Mes parents m'interdirent le dessin. Ils me disaient possédée par cette chose. Je ne sais pas si c'est une chose. Je ne connais pas de voix privée d'être. Je résistais quelques temps à l'envie de dessiner mais je cédais très rapidement. Cet endroit est le seul où je puisse dessiner sans être ennuyée. J'espère qu'un jour la voix me rendra Antoine. »

Elle se tut. Les yeux fermés, le visage semblait fatigué. Il n'avait pas en effet cet éclat de l'enfance comme s'il avait vieilli prématurément.

« Deux questions me taraudent. Pourquoi veut-elle mes yeux ? Que veut elle voir à travers moi ? »

Elle regarda sa montre, alarmée, me chassa. Je n'eus d'autres choix que de la regarder du coin de la rue. Recroquevillée sur elle-même, elle traçait ce dessin terrible. Un jour, je fus sur les lieux trop tard. Une machine tonitruante roula en trombe et renversa la gamine. Il ne plut pas cette nuit-là. Après que le corps fut enlevé. Un homme arriva. D'un pas sûr, il marcha jusqu'au dessin, s'accroupit. Il sortit un chiffon et l'essuya vigoureusement. Il regarda autour de lui. Nos yeux se croisèrent. Un long sourire s'étira et il ferma de ses doigts ses lèvres. Une femme accourra et se jeta dans ses bras.

« Antoine ! » 

Que veut-elle voir ?Where stories live. Discover now