Terminus

7 1 7
                                    

Sur la route nébuleuse, il n’y voyait presque rien. Cela faisait presque six mois qu’il l’empruntait chaque soir pour rentrer chez lui, alors il s’était habitué. Il alluma la radio pour se tenir compagnie. C’était «Come As You Are» de Nirvana qui passait sur la station, un morceau de leur nouvel album qui faisait un carton auprès des jeunes. Il aimait bien lui aussi finalement, il comprenait pourquoi cela faisait vibrer tant de jeunes cœurs meurtris. Il tapota en rythme sur le volant, il aimait même beaucoup, ça lui faisait oublier l'atmosphère pesante qui régnait dehors. 

Il roulait sur une route départementale qui n’était jamais entretenue et peu éclairée, entourée de sapins immenses et difformes. Le premier soir il avait eu le sentiment d’entrer en Enfer, croyant qu’il s'enfonçait dans les ténèbres sans retour possible. Cette peur s’était soulagée au fil du temps, mais il conservait tout de même un petit frémissement en partant du bureau le soir. Sauf que ce soir-là il avait pas mal bû, ses amis lui avaient fait une surprise pour son anniversaire et ils sont allés s’exalter quelques heures au bar. Il pensait ne pas avoir été trop excessif sur la quantité mais sa tête était un peu engourdie. Quelle importance ? aucune voiture ne passait par là à cette heure-ci, s’il se crachait il n'abîmerait que lui. Il fit tout de même attention et mobilisa avec difficulté ses yeux endormies. La radio commença soudain à grésiller, il manipula le bouton des fréquences en espérant retrouver le signal. Au même rythme que son crépitement, elle émettait des sons étranges, mélangeant des voix, des musiques pour enfants et… bordel il n'avait pas besoin de ce spectacle étrange maintenant ! Il s’agaça un peu et la fréquence se remit à émettre normalement. Ça lui donnait la chair de poule parfois, même avec l’habitude. Sous ce bois immense dont la canopée barrait presque totalement l’accès à la lune, rien n’était rassurant. Il souffla pour faire redescendre la tension et essuya les gouttelettes de sueur qui perlaient son front, une douche froide s'imposait.

Devant la lumière intense qu'émettaient les phares, les arbres remplis d’ombre révélaient quelques instants leur branches épineuses d’un teint vert morne, mais disparaissaient aussitôt, retournant à leur intimité nocturne. Il commença à bailler profondément, il devait résister, mais cette route était tellement longue ! Ses yeux commencèrent à picoter, il se les frotta vivement, rentrer devenait urgent. La radio avait depuis longtemps changé de morceau, tandis que d’écouter Nirvana le maintenait actif, «In the Air Tonight» de Phil Collins clouait sa tête au siège pour officiellement le faire sombrer dans un état de léthargie aiguë. Non pas qu’il n’aimait pas, au contraire, seulement il était trois heures et les belles paroles douces des chansons ne l’atteignaient plus. Il bailla une nouvelle fois, cligna des yeux plusieurs fois, ça devenait incessant. Soudain de petits bruits étranges venant de la radio se mêlèrent à la musique et la rendèrent saccadée. Ce n’était plus les grésillements qu'il avait l’habitude d’entendre, non, c’était autre choses, des sortes d’ondes sonores ? cela le fit frissonner. L’envie de dormir avait dès lors cessé, il fallait qu’il rentre au plus vite. Pourquoi avait-il décidé de vivre en périphérie et pas en ville comme tout le monde ? Il voulait seulement ne pas vivre là où il bossait, mais il n’en pouvait plus d’être aussi seul sur ces routes le soir. Les bruits persistèrent et s’intensifièrent, qu’est ce qu’elle avait sa putain de radio à la fin ? Il tapa dessus avec agacement puis voyant que la violence ne servit à rien, il l’éteignit pour de bon. Il était seul face à la route désormais. Le bruit du moteur était d'un réconfort médiocre et il restait dans ce silence avec un pincement au cœur. Ses yeux se plissaient désagréablement, il fallait qu’il cligne plusieurs fois pour enlever le petit voile flou qui se formait. Depuis que la radio était éteinte, il avait accéléré sans même s’en rendre compte, son corps avait décidé d’agir. De toute manière, aucune limitation de vitesse n’était attribuée à cette route dont beaucoup avaient oublié l’existence. Il accéléra encore un peu jusqu’à atteindre la barre des quatre vingt dix. Il tapota sur le volant en suivant le rythme des musiques qui se diffusaient dans sa tête, ça le calmait un temps, puis revenait ce frémissement derrière son cou qui traversait ensuite tout son corps. Ça devait être l’alcool qui lui faisait ce drôle d’effet ce soir. Il chantonna discrètement pour se réconforter davantage quand soudain, la radio s’alluma de plein fouet, il tressaillit et avec la vitesse il perdit un instant le contrôle et la voiture vira à droite avant qu’il ne se remette in extremis sur la voie en évitant de finir dans le fossé. Au même moment, il heurta quelque chose, un bruit atroce, des projectiles rougeâtres s’étalèrent sur le pare choc et la vitre avant se retrouva immaculée. Il resta paralysé pendant quelques secondes, en état de sidération, puis décida de ralentir brusquement. Son corps tout entier était désormais plein d’adrénaline et son cœur battait très vite. Il devint pâle de frayeur, les gouttes de sueur perlaient de nouveau son front. Après s’être immobilisé quelques secondes avec la voiture, pétrifié comme il ne l’avait jamais été dans sa vie, il décida de reculer lentement. Après un créneau qui le fit changer de sens, il coupa le moteur et resta encore quelques instants effaré dans le noir, les yeux grands ouverts et son cerveau perdu dans le brouillard. Il déglutit et ouvrit sa portière fébrilement, le froid parcourait son corps de part et d’autre. Pour la première fois en six mois il sortit de sa voiture et posa ses pieds sur la route du diable, car ce soir-là il en était convaincu. Comme il ne voyait rien, il décida de rallumer la voiture pour laisser les phares allumés. Il constata alors avec effroi les tâches éclaboussées sur la couleur blanche de la carrosserie, offrant un spectacle des plus macabre. Il n’avait jamais vu autant de sang, le choc fut si violent que même la voiture avait été cabossée sur le côté gauche du pare-choc. Il décida à contre-cœur de suivre les traces rouges laissées par la voiture sur le sol, ce parcours le rendit encore plus pâle et sa tête bourdonnait. Enfin au loin il aperçut une masse d’ombre qui gisait inerte en plein milieu de la voie et une marre écarlate s’était formée autour comme une auréole. L’ombre se dévoila un peu, une partie encore un peu illuminée par les phares et l’autre fondu dans la nuit. La première chose qu’il éprouva fut un soulagement que ce ne soit qu’un animal, chose qu’il réprima aussitôt. La vue du cadavre le bouleversait, après tout il n’était pas un tueur froid et anthipatique mais un humain pourvu d’une forte sensibilité. Il n’arrivait pas à identifier l’animal, la seule partie qu’il pouvait identifier correctement était la partie inférieure, dévoilant un pelage terne mêlé au sang et des pattes arrière recourbées telles un cerf. Il croyait d’ailleurs pouvoir observer des cornes dans l’ombre, mais il ne discernait vraiment rien. Il fut soudain étonné des pattes de la bête, elles étaient pourvu de griffes, il avait beau ne pas être zoologiste, il était au courant que les cerfs n’en possédaient pas. Il ressentit soudain encore ce frémissement derrière le cou, il posa sa main dessus pour abaisser sa tension, tout ceci était de trop ce soir. Il avait bu et malgré l’adrénaline qui l’avait mis en état d’alerte, l’alcool maintenait toujours son empire. Il voulait en finir, mais cette bête l’intriguait vivement. Il décida de retourner à sa voiture afin de reculer davantage pour pouvoir révéler l'entièreté de l’ombre et régler le doute qui s’instaurait en lui. En marchant vers la voiture, le frémissement repris de plus belle, comme si son corps voulait lui faire part d’une information urgente qu’il ne pouvait décrypter. Il ouvrit la portière et s’installa rapidement, puis enfonca la pédale d’embrayage d’un coup sec et avanca doucement. Il ne voyait presque rien à cause des éclaboussures rouges sur la vitre, il s'arrêta donc sans être certain que la voiture avait assez avancé. En ouvrant la portière, il se rendit compte que ses mains étaient moites, il les essuya rapidement sur son pantalon avant de commencer à marcher. Mais il ne vit cette fois aucune masse au loin, le corps inerte qu’il avait vu s’était comme volatilisé. Son cœur se serra et la panique prit le dessus. Il se retourna brusquement et commença à courir de toutes ses forces vers la voiture. Il ne voulait rien savoir, son instinct avait pris le dessus. Il tira la poignée avec force, s’engouffra à l’intérieur et claqua la portière aussi vite que possible. La précipitation l’avait essoufflé, la sueur faisait suinter son visage et ses yeux le piquaient. Il appuya son pied contre la pédale d’embrayage pour remettre la voiture sur le bon sens quand tout à coup la radio s’alluma de nouveau d’elle-même en émettant les mêmes ondes qu’auparavant. Il poussa un cri d’effroi et ses yeux se remplirent d’une fine couche de larmes. Brusquement celle-ci s’éteignit, on entendait seulement le moteur tourner et son souffle haletant. Il ne réfléchit pas une seconde de plus, il appuya sur l’accélérateur.  

Ce soir-là il ne rentra jamais chez lui. La police retrouva le lendemain sa voiture un peu plus loin dans un fossé, cabossée sur le côté gauche du pare-choc lui-même immaculé d’un rouge pourpre. Il n’avait laissé aucune trace, aucune empreinte, il s’était simplement volatilisé.  

Vous avez atteint le dernier des chapitres publiés.

⏰ Dernière mise à jour : Dec 28, 2023 ⏰

Ajoutez cette histoire à votre Bibliothèque pour être informé des nouveaux chapitres !

TerminusOù les histoires vivent. Découvrez maintenant