Le livre des damnés, Charles Fort, 1955

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La science a foncièrement quitté l'esprit du Contemporain. On peut le constater, chaque fois qu'il cherche une explication, à la façon dont il se contente de la première autorité à laquelle il se livre en petit enfant ; il ne lui importe jamais de retracer un cheminement, il n'ambitionne pas de reconstituer un processus, ce n'est pas la curiosité qui le meut ni le plaisir des recherches, il ne lui faut que la bonne réponse, et c'est uniquement au péremptoire qu'il est sensible c'est-à-dire à ce qui apaise immédiatement le désir que soit soulagée sa volonté instantanée de savoir. Seulement, il continue d'ignorer la méthode vers la vérité ; tout « on sait » répandu est ce qu'il ignore le plus, car de toute sa vie il n'a su qu'apprendre des solutions qu'il ne comprend pas vraiment ; il ne s'attache qu'à la forme et au sens général de ce qu'on lui inculque pour vrai, comme dans les écoles où il ne s'agit que de retenir des théorèmes par cœur à répéter quand il faudra, mais on peut ainsi lui injecter n'importe quel savoir fallacieux, il rejette l'investigation poussée, ne soupçonne pas même comment l'entreprendre. Demander à un féru de sciences la justification d'un phénomène revient toujours à recevoir un cours sans argument et bardé de « c'est ainsi », équations jamais calculées, ni regardées, ni moindrement examinées. Il n'est pas un être « scientifique » de nos jours qui ne se prétende connaisseur en physique quantique, car il a retenu des paradoxes surprenants qu'il répète à l'envi : entre cela et la science il n'y a pour lui aucune différence ; avoir l'esprit-de-science, n'est plus que savoir des données considérées comme essentielles et incontestables.

Il existe aussi une culture générale en matière de science : c'est, comme pour toute autre culture générale, ce qu'on sait sans jamais l'avoir bien intégré, ce qu'on doit savoir, ce qui est reconnu pour fait et pour axiome d'autres faits.

C'est, depuis longtemps, la fin du véritable esprit scientifique, curieux et méticuleux. Nous vivons l'ère du digest y compris en matière de science, du zapping, du raccourci, suffisant pour ce dont on estime avoir besoin. Le glas des hypothèses libres a sonné il y a déjà plusieurs décennies. La science n'est plus depuis un investissement personnel : on s'estime assez curieux pour avoir consulté tel ouvrage. L'important n'est pas de réfléchir : c'est de savoir.

Paul Feyerabend expliquait ce processus au sein même des sciences, en soulignant que le consensus bannit d'emblée toute innovation au nom de la majorité, et Charles Fort complète (si je puis dire, son livre étant antérieur) ce constat en apportant maints exemples de l'absurdité avec laquelle, au prétexte de rationalité, on excommunie l'idée qui ne s'accorde pas avec l'état des connaissances officielles. Ce-qui-précède est juste, ce-qui-précède figure dans les pages de l'histoire, ce-qui-précède est une anthologie de la vérité et dispose de la raison du plus grand nombre. Par conséquent, rien ne doit s'opposer au grand et souverain règne de ce-qui-précède.

« N'y a-t-il qu'une méthode, celle du jeu de bascule ? Trois ou quatre gros experts contre nous, quatre ou cinq experts aussi pesants de notre côté. La logique et le raisonnement ne sont-ils que la victoire du poids ? » (page 191)

Réfuter ou douter de ce-qui-précède est, en science comme ailleurs, considéré comme une hérésie, un dangereux révisionnisme, une dérive de la pensée. Il ne faut jamais tenter même de nuancer ce-qui-précède. Ce-qui-précède est sacré comme les dogmes religieux.

On ignore, à ce train, comme il se mit à exister un ce-qui-succède !

Il n'existe guère d'exception à la réaction de violence qu'ont suscité ceux ayant contesté ce-qui-précède : ils furent une nuisance infligée au confort non seulement des scientifiques mais des gens qui n'en sont pas, en ce qu'ils altèrent la portée du su que l'on n'a que rarement mis à l'épreuve. C'est ainsi humiliant pour tout le monde, et probablement même davantage pour le peuple, de sentir qu'il a été à la fois si certain et tellement crédule, trompé et faux.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant