Chapitre 1 : Le pied marin

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Une pièce d'argent, c'est tout ce qui me reste de mes petites économies au départ de chez moi. Je ne vais pas aller loin avec ça et ce n'est pas ce boulot sur le navire qui me permet la traversée vers Port-Pacéo qui va arranger les choses. Je n'aimerais pas devoir vendre le peu de trésors qu'il me survit. Je vais garder mon baluchon intact et faire troufion sur ce navire. Ça m'offre alors de quoi me nourrir et d'avoir un semblant de couchette pour dormir. Vivant uniquement de mes économies tout au long de mon voyage, j'évite les auberges sauf pour manger, le coucher se faisant en général à la belle étoile.

Durant une semaine, ce sont les vagues et l'odeur d'iode typique de la mer qui font mon quotidien. J'en profite régulièrement pour me poser sur les garde-corps de la proue de la caravelle qui nous transporte. Faisant glisser le vent marin sur la peau rugueuse de mon visage abîmé par la route, mais aussi par un rasage plus que douteux d'une barbe qui crie au monde : au vagabond. Si l'on ajoute à cela mes longs cheveux noirs que j'ai enfin pu attacher en arrière après m'être servi des équipements de bain d'un de mes compagnons de voyage, j'ai plutôt l'habitude de ressembler à ces mendiants des petits sentiers de forêt.

Les flots que nous traversons s'appellent "La mer du Sablier". Elle porte parfaitement son nom. On dit que cette mer a tendance à laisser parler sa colère toutes les deux à trois semaines. Cette constance, additionnée à la violence des tempêtes qui contraste avec le calme habituel, donne un sentiment de compte à rebours. Elle peut sembler simple à dompter, mais les commandants les plus aguerris vous expliqueront à quel point la naïveté est une faiblesse sur les eaux en apparence tranquilles.

Beaucoup de jeunes marins se prenant pour des capitaines se sont vus surpris par les brusques orages de cette mer. En général, ils s'amorcent en quinze petites minutes. Les navires étrangers ou en provenance de contrées lointaines ne sont pas en sécurité et combien finissent par chavirer sous la violence des typhons.

— Hé ! Toi, là ! Armand, c'est ça ? Bouge-toi ! On a besoin de toi pour récurer la vaisselle de midi, alors, arrête de rêvasser et amène-toi !

Je n'en crois pas les oreilles, il ne peut pas demander les choses correctement ? Je sais que la marine n'est pas connue pour son savoir-vivre, mais je ne suis pas un chien tout de même. Tant pis. Je n'ai guère le choix, je me dois d'obéir bêtement, mais quelle frustration.

C'est pour cela que je voyage seul. Je ne supporte pas les ordres, mais aussi la compagnie des autres. À l'exception de quelques donzelles de passage, je suis davantage du genre à suivre un chemin de silence plutôt que d'avoir affaire à d'incorrigibles et inutiles bavards. Autant admettre que sur ce navire, je ne suis pas vraiment à mon aise. Déjà, être l'un des seuls humains dans un équipage constitué d'hommes-poisson vous octroie quelques remarques. De plus, je dois supporter des ordres, je me fais du mal, mais j'arrive à obéir. Il ne me reste que deux jours de voyage. Qui dit marin, dit personne ne passant que peu de temps avec le sexe opposé. Disons que cela s'entend autant dans leurs discours basés sur leurs fantasmes ignobles, mais aussi sur l'idée des plus poétiques pour aborder et charmer les dames.

Je ne réponds rien au vice-capitaine. Je fais un geste d'approbation à base de salut militaire. Il s'agit plus de s'épargner une nouvelle remontrance de sa part. Je commence alors à m'éloigner vers les cuisines quand tout à coup, je sens son énorme pince qui décide d'habiller ma nuque. Je ne suis pas à l'aise, je n'ai plus de raison de continuer à leurs manquer de respect. On est sur un être très imposant. Comme beaucoup de semi-humains, il est très grand, mais si on ajoute à cela ses muscles saillants à la limite de faire sauter les boutons de sa chemise, on sait déjà qu'on lui dit "Maître". Ce sont finalement les seules qualités physiques qu'on peut lui décrire. Son corps est un plat qu'on aurait cuisiné... Si nous sommes très mauvais cuisiniers. Hormis sa forme humanoïde, il est une sorte de mélange entre un homard, des crustacés et un homme. Tout se dessine tel un dégradé où les mixes se chevauchent l'un sur l'autre. Quand il s'approche de mon visage comme il le fait maintenant, je peux ressentir une envie de régurgitation monter en moi, mais je la ravale. Au-delà du dégoût même que m'apporte son horrible physique, le parfum "marin" qu'il dégage flirte avec mon odorat qui se sent torturé pour les semaines à venir.

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