Aliénor
Voilà bien dix minutes que Madame Hugnot m'aboie dessus de sa voix criarde. Je peux voir tout le mépris qu'elle a pour moi. Très clairement, je ne suis pas digne de son employeur.
Dès qu'elle a commencé à m'invectiver, je me suis replié sur moi. Elle me faisait tellement penser à Nadine, que je l'enferme dans la bulle comme à mon habitude.
Plus jeune, avant d'être emmenée par Monsieur Rochambeau, j'avais du caractère. Je n'étais ni colérique ni agressive. Mais je savais ce que je voulais et je donnais facilement mon avis.
Je me rappelle encore que cela m'avait rendu la vie très dure au début de ma vie dans le duplex. J'avais reçu correction sur correction. La douleur de ce temps-là était encore gravée en moi.
Petit à petit, j'ai disparu pour devenir la femme effacée qu'ils ont modelée. Je ne voyais plus le monde. C'était comme si je vivais à travers un filtre. Tout était atténué.
Je ne sais pourquoi la présence de cet homme m'a sorti temporairement de ce brouillard. Cela m'effraie, car je me sens bien plus en sécurité derrière.
Mais heureusement la présence de cette gouvernante m'a ramenée dans cet état de torpeur.
C'est du moins ce que je pense jusqu'à ce que ma bouche s'ouvre et que je déclare calmement :
- Écoutez, je comprends que vous ne m'aimez pas. Vous avez sûrement raison, je ne suis pas assez bien pour mon mari. Toutefois, nous sommes ici pour discuter d'un arrangement.
Elle essaye de me couper la parole. Je hausse le ton :
- Voilà ce que je vous propose, de 7 h à midi, je suis à vous. Cela vous donne cinq, soit deux de plus que ne le souhaite mon mari. Il faudra simplement prendre en compte que durant ces cinq heures, je suis autorisé à prendre soin des plantes. L'après-midi, je ferai ce qu'il me plaît.
- Ce n'est pas ce que monsieur voudrait, proteste la femme. Je suis censé vous donner vos affectations.
- Et c'est ce que vous ferez, mais ce sera limité au matin.
Et sans plus attendre qu'elle ne m'agresse, je file me réfugier dans la bibliothèque.
Il me faut un certain temps pour me remettre de mes émotions. Je me trouve un fauteuil devant une cheminée éteinte ou je me prostre atteinte frayeur.
Cette dame ressemble trop à mes anciens tortionnaires. Va-t-elle user de la même méthode qu'eux ? Et si elle décidait de lui faire payer son affront...
Je pensais que cet homme était meilleur que la famille Rochambeau, mais j'ai pu me tromper. Comment peut-il être meilleur quand il a une employée comme elle.
Durant les minutes qui suivirent, des images terribles m'assaillent. Je me revois dans cette petite pièce sombre faite uniquement pour moi. Je suis tendu par les mains, la pointe de mes pieds frôlant à peine le sol. J'attends ainsi que l'un d'eux vienne se défouler sur moi. Frapper sur moi jusqu'à l'évanouissement. Oh bien sûr cela ne laissera pas de trace indélébile, il ne faut pas que j'aie des cicatrices pour mon futur époux.
La nausée devient de plus en plus forte. Je tremble à en perdre des dents. Puis, je me rappelle. Je ne suis plus au duplex. Ils ne peuvent plus me faire du mal.
Lentement, je retrouve la raison. Le calme des lieux agit sur moi. Je n'ai plus eu de telle crise depuis des années. Est-ce parce que j'ai arrêté brutalement ma médication ? Ou alors c'est le changement d'environnement...
Légèrement remise, je me lève et parcours les rayons remplis de livres de toute sorte. Il faut que je change les idées.
Je trouve rapidement ce qui m'intéresse. Visiblement, jusqu'à assez récemment, quelqu'un s'intéressait à la botanique. Il y en a pour tous les goûts, du jardinage à l'entretien des fleurs. Moi, mon choix se fait vite sur deux parlant du jardinage d'intérieur.
Dès que je commence ma lecture, je comprends vite qu'il me faudra prendre des notes.
Un détour plus tard par ma chambre pour prendre de quoi écrire, me voilà parti pour une longue séance de lecture enrichissante.
Mon portable indique quatorze heures quand je relève enfin la tête. Il est grand temps que je retourne en cuisine pour me sustenter. Normalement, je ne croiserai pas mon mari.
Et même si je risque de croiser madame Hugnot, je crois finalement que je préfère. L'homme me déstabilise bien trop et je sais que cela peut être dangereux.
Tandis que je connais le type de personne qu'est la gouvernante. J'ai survécu toute mon adolescence, je pense pouvoir encore survivre.
Comme prévu, la méchante dame est là quand j'entre dans les cuisines :
- Est-ce une heure pour venir manger ? Aboie-t-elle. Vous avez encore d'éducation qu'une catin.
Sans même l'écouter, j'ouvre le frigo dans lequel j'avais entreposé mes restes. Je prends ce qu'il reste du repas de la veille au soir, attrape des couverts et sort sous les insultes de plus en plus inventives, mais toujours sophistiquées de madame Hugnot.
Je mange dans ma petite chambre, observant le parc. Une fois fini, je me concentre de nouveau sur mes livres de botanique.
À vingt heures trente, je redescends avec mes couverts sales et une liste de matériel et de plantes à acheter.
Un léger soulagement me prend quand j'entre dans la cuisine et n'y trouve personne. Je nettoie rapidement ma vaisselle et me trouve de quoi manger :
- Si vous mangez aussi mal, vous allez prendre du poids. Vous qui êtes déjà l'aide, vous devriez faire attention. Une dame doit savoir prendre soin d'elle.
Je relève la tête pour observer le mépris de cette dame. Rien dans ce qu'elle me dit ne m'est inconnue. Je ne réponds donc, me contentant de hocher la tête.
Avant de repartir, je prends une grande inspiration et lui tends ma liste :
- Voici ce dont j'aurais besoin pour m'occuper de l'entretien des plantes. Monsieur a demandé à ce que la liste soit confirmée avant que les achats soit fait, j'imagine que vous pouvez vous en charger.
Madame Hugnot m'arrache le papier des mains.
- Ce sont des dépenses inutiles, crache-t-elle. Vous n'êtes qu'une demeurée si vous imaginez qu'il va accepter.
Ma peur me reprendre devant son regard froid. Un regard qui me rappelle celui de Madame Rochambeau avant qu'elle ne me punisse. Un regard rempli de mépris et de haine.
Sans prendre le temps de lui répondre, je sors emportant avec moi mon repas.
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Deuxième captivité
AcakAliénor : Un mariage. Cela ne signifie pas grand-chose pour moi. Finalement, je passe juste d'une captivité à une autre. Je ne la crains pas vraiment. J'ai eu des années pour m'y préparer. Une seule question reste : cette nouvelle vie peut-elle êtr...