J'ai écouté Basile me raconter comme ce bébé était arrivé dans leurs vies tel un boulet de canon et comment celui-ci y était resté faute de pouvoir faire autrement. Alors certes, il y avait toujours la solution du placement en foyer, du service à l'enfance qui aurait été mille fois plus qualifié pour s'occuper de lui plutôt qu'il soit en garde alternée à travers tout le village, mais pour une raison obscure et qui semble échapper à toute la petite communauté, Wyatt est resté. Ce fut une décision de groupe. Unanime.
Toutefois, la réalité rattrape la fiction et je me rends compte à quel point, ne serait-ce que pour Basile, cette tâche relève du défi quotidien. Basile est peut-être admirable et je trouve que pour une personne portant un handicap comme le sien, celui-ci m'épate tous les jours, mais il est évident que Wyatt ne peut pas rester ici. Pas chez nous en tout cas. Un aveugle et un éclopé ne peuvent décidément pas s'occuper d'un enfant.
Je peine déjà à m'occuper de moi-même. Je peinais auparavant, mais depuis l'accident, je crois que j'ai besoin... De tout sauf de "ça" et quand je dis "ça" je parle de Wyatt. Il ne peut pas rester.
— Tu n'as pas dit un mot depuis le milieu de l'après-midi, est-ce que tout va bien ?
La voix de Basile m'interromps dans mes pensées tandis que le sens se placer à côté de moi, sa main venant délicatement se poser sur mon épaule comme s'il sentait que je n'étais pas présent. Comme s'il savait que j'étais déjà partie très loin. Trop loin peut-être.
— Je réfléchissais, répondis-je en m'éloignant légèrement.
— Tu es contrarié, n'est-ce pas ? Je sentais bien qu'il y avait un souci depuis que tu as découvert...
— Pour Wyatt ? coupé-je, Pourquoi serais-je contrarié ?
Ce n'était pas de la contrariété, non. Ce n'était pas non plus de la colère ou autre, mais plutôt une sorte... d'incompréhension. Je ne comprends pas que cet enfant soit là, gazouillant au milieu du salon de ma grand-mère tandis que tout le monde semble s'extasier devant lui comme s'il était inscrit au patrimoine de l'Unesco alors qu'il aurait plutôt sa place dans un bestiaire. Un enfant n'est pas une merveille du monde, un jouet ou un quelconque animal de compagnie. Un enfant c'est une putain de responsabilité et je me demande où est la responsabilité dans ce que je vois. Je me demande qui a trouvé cela judicieux de garder l'enfant le temps de l'enquête de gendarmerie concernant... Eh bien, tous les mystères l'entourant. Je me demande comment je pourrais, chaque matin, me regarder en face dans un miroir en sachant que cette petite chose dodue est probablement la seule et unique chose ayant apporté un brin de bonheur dans le village depuis...
Alors, j'essaie. Vraiment, j'essaie de prendre sur moi-même et de me dire que tout ira bien. Que cela fonctionne depuis plusieurs mois donc il n'y a pas de raison que cela ne continue pas ainsi. J'essaie de ne pas être le petit con de service, chose à laquelle je suis plutôt habitué en temps normal. J'essaie de me faire une raison et de me dire qu'il n'est pas là uniquement parce qu'ils essayent tous de fuir ce que l'on ne veut pas aborder ici.
— Je ne sais pas, poursuivit Basile tentant un deuxième rapprochement, mais depuis que tu es revenu je te sens...
Ne dit pas le mot, je t'en supplie, ne dit pas le mot.
— Je te sens différent.
Une expiration las me quitte et sur l'instant, je me dis que ce n'est pas grave, que personne ne la remarquera et puis j'oublie que Basile est là. J'oublie que lui sait ce que chaque mouvement de mon corps veut dire. J'oublie qu'il me connaît, et cela, par coeur à mon plus grand regret.
Donc à cet instant précis, je me fige, je le regarde et je remarque ses sourcils se arquer légèrement car Basile nage dans l'incompréhension. Comment pourrait-il comprendre ce que je ressens ? Comment je me sens ? Comment pourrait-il... Non... Je serai un monstre si je venais à le dire tout haut.
— Peut-être parce que je suis différent, mais c'est une conversation que nous avons déjà eu, il me semble, non ? fis-je plus sèchement.
— Gabriel.
Je ne veux pas qu'il fasse appel à mes bons sentiments ou à toutes ces choses niaises qu'il a fait naître en moi, tout comme je ne veux pas le regarder présentement, car je serai alors rongé par la culpabilité d'avoir, ne serait-ce qu'imaginer lui dire des horreurs à la figure. Basile est peut-être bien le seul qui, au fond, peut me comprendre.
— Je ne veux pas me disputer avec toi, continue-t-il de me dire en glissant sa main dans la mienne alors que je m'agrippais fermement au rebord de la table à manger.
— Tu sais que ce n'est pas ce que je recherche non plus, mais écoute... Tout ça, c'est peut-être un petit peu trop pour moi. Honnêtement, je m'attendais à ce que mon retour soit difficile, mais je ne m'attendais pas à... ça. Ca fait beaucoup, Basile.
— Et je l'entends. Je le comprends même, mais crois-moi quand je te dis que si les choses auraient pu se faire différemment alors je n'aurai pas hésité. Penses-tu que j'ai sauté de joie quand nous avons découvert Wyatt ? Penses-tu que je n'ai pas tout remit en question ? Je veux dire, soyons honnêtes et réfléchis... Regarde-moi. Je suis un boulet ambulant.
— Ne dit pas ça, sifflé-je contrarié qu'il pense cela de lui-même alors qu'il est probablement l'être le plus fantastique qu'il m'a été donné de rencontrer en ce bas monde.
— Pourtant, la réalité est là, non ? Je ne suis pas comme tous les autres. Je ne serai jamais un homme entier et je sais parfaitement que ce n'est pas une bonne "idée"... Mais j'ai en partie accepté car je savais que je ne serai pas seul dans le processus, dans la démarche. J'ai accepté car malgré ma peur, je savais que j'avais une sorte de filet de secours.
Cléo. Je sais qu'il parle d'elle. Basile a toujours eu Cléo en haute estime, bien que je n'ai jamais compris pourquoi. Cléo est tout ce que je déteste car elle a tout ce que je n'aurai jamais : la liberté. Le choix. Elle peut partir à tout moment de cet endroit, elle peut refaire sa vie et partir à la conquête du monde si ça lui chante, mais au lieu de ça, elle reste ici. Elle est cette petite serveuse dans ce petit café paumé qui ne tient que grâce à ses habitués. Elle est cette étudiante qui révise dans les champs et qui rêvait secrètement de refaire le monde car elle s'en sentait capable, elle.
Donc oui, oui je la déteste autant que je l'admire.
— Tout ce que je te demande Gabriel, c'est... Un petit peu de temps ? Tu crois que tu serais en mesure de m'en donner ? Je ne m'attends pas à ce que tu comprennes nos choix, mais laisse-moi juste le temps de te démontrer que tu peux au moins les respecter sans forcément être en accord avec, ok ?
— D'accord... C'est bien la moindre des choses. Et puis, vue comment ça m'est demandé, je ne vois pas comment je pourrais dire non.
Basile sourit et je me rappelle ô combien je mourrais pour ce sourire. Pour le voir. Le revoir. Le graver, là, dans un coin de ma tête afin de le garder à jamais avec moi. Pour moi. Rien que pour moi.
Malheureusement, le temps est bien la seule chose que l'on ne maîtrise pas et qui n'a de cesse de nous filer entre les doigts. C'est quand on aimerait en avoir davantage que l'on en manque. C'est quand il nous manque éperdument quelque chose que l'on cherche désespérément à le remonter pour la ravoir de nouveau entre nos mains.
Le temps, avec Basile, était bel et bien la seule chose qui nous manquait et qui nous manquerait à jamais.
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Voyage au centre de ton cœur (BxB) - Tome 2 (PAUSE)
RomanceAlors que Gabriel a tout quitté pour poursuivre ses rêves, ces derniers se sont envolés juste sous son nez. Ne sachant plus quoi faire de sa vie et ne pouvant plus suivre le chemin qui lui était destiné, il décide alors d'une idée : Faire du village...