Probablement, dans un monde d'inertie comme le nôtre où la vacuité agréable prend la forme d'une poursuite impersonnelle de traditions, dans une humanité où le régime d'existence est la continuation passive confinant la représentation de l'initiative à une variation du connu, dans un siècle incapable d'admettre que la pensée véritable se départit de facilité et qui envisage comme événementielles de simples circonstances qui n'ont pas la valeur d'une action, il n'est pas d'entreprise d'esprit sans quelque violente réforme, sans saccage iconoclaste ni destruction méthodique de ce qui précède l'individualité et qui entretient le vide-simulacre des contenances bourgeoises, quelle que soit la forme de bourgeoisie à laquelle on réfère. Quiconque regarde le passé avec une objectivité philosophique, avec les science et bravoure du sceptique d'examen, reconnaît que presque rien de propre et de pur n'a émané de ses prédécesseurs, que la poursuite des mentalités est un crime et le défaut de conflit un manque critique – n'en déplaise aux quiets, Orientaux ou non, pour qui la sagesse est l'acceptation de tout comme patrimoine et providence. En somme, pour trouver un philosophe de génie, il faut commencer par chercher un mécontent, quelqu'un que l'état de la pensée ordinaire insatisfait, celui qui s'agace de ce que réfléchir et écrire se limitent à un vague approfondissement du su, à une extension du cru. On doit bâtir de la grandeur comme on fait un feu : on peut se servir de brindilles et de bois déposés là par autrui, mais ne pas craindre et même s'attendre que beaucoup se consume dans l'ouvrage. Il y a dans l'œuvre d'esprit authentique un goût assumé de tuer le parent mauvais : toute fausseté dans la filiation du penseur induit chez lui la volonté d'une déviation de la lignée. En ce sens, le génie est un eugénisme c'est-à-dire la recherche de la faille génétique ou, disons, généalogique, c'est-à-dire l'extermination méthodique et impitoyable de l'erreuroriginelle et conséquente.
« Je crois que c'est justement là que le bât blessait : tout allait toujours trop bien. Dans ma jeunesse, j'aurai été préservé non seulement de la plupart des petits malheurs, mais on m'aura épargné tous les problèmes. Il me faut m'exprimer plus précisément encore à ce sujet : je n'ai jamais eu de problèmes, je n'ai jamais connu le plus petit problème. Ce qui me fut épargné dans mes jeunes années, ce ne fut ni la souffrance ni le malheur, mais les problèmes, et, partant, la capacité d'y faire face. » (page 25)
Mars est le récit d'un être qui n'a pas seulement songé à une révolte contre un ascendant. C'est l'anti « crise d'adolescence », le « contre-rebelle », la négation même de toute possibilité de désaccord, et par suite la fabrication d'un être sans esprit de vérité.
Contrairement à ce que notre ère pseudo-scientifique déclare, rien de moins constructif que le consensus, que la paix, que le sanctuaire et l'inoffensif ; rien de plus stérile et anodin que le bain d'anesthésique où par exemple on voudrait immerger l'enfant à l'école – bain d'ailleurs impossible et illusoire, la souffrance étant relative, le peu de douleur ne signifiant rien d'autre que le déplacement du sentiment du mal vers de petites importunités prenant des proportions considérables. Le respect moral de ce principe d'innocuité devient vite une perpétuité, et toute infraction au credo se change alors en intolérable cruauté, jusqu'à dissolution de la faculté de mesurer, jusqu'à suppression de la capacité objective, celle qui sied au penseur supérieur ; alors, on apprend les formules par lesquelles on dissout le vrai dur dans le sociable amolli, comme :
« On observait chez ma pauvre mère un goût très prononcé pour la locution « à moins que ». À peine avait-elle fait une constatation qu'elle ajoutait aussitôt : À moins qu'il n'en soit autrement. Il était courant de l'entendre dire : Je partirai pour Zurich vendredi prochain à dix heures trente du matin, à moins que je ne reste à la maison. Ce soir nous dînerons de spaghettis, à moins qu'il n'y ait du cervelas en salade. Une question s'impose aussitôt : qu'advient-il dès lors de la réalité ? Je vais sortir, à moins que je ne reste chez moi. Je suis présent, à moins que je ne sois absent. La terre est ronde, à moins qu'elle ne soit triangulaire. » (pages 46-47)
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.