Chapitre 8 : Discorde et disruption

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Quand Eldola rentra au manoir Desfalaisiers, elle était épuisée, mais victorieuse. Le seul avantage de cette journée interminable était qu'elle finissait après le couvre-feu, garantissant à l'Assassin qu'elle ne croiserait pas sa Chambrière ; si elle ne pouvait enfiler ses vêtements sans son aide, elle pouvait tout à fait les retirer seule, et au moins pourrait-elle le faire en silence. Elle passa dans la salle à manger pour savourer un encas bien mérité, et en profita pour vérifier le courrier : toujours aucune nouvelle d'Edgar ou de l'Institut... Eldola était partie de la capitale depuis seulement quelques jours, mais elle avait l'impression que cela faisait déjà trop longtemps ; il lui tardait de sentir de nouveau les écailles de sa combinaison d'Assassin sur sa peau pour se rendre utile, et au passage, de pouvoir enfin laisser sa rage exploser quand elle en ressentait le besoin...

Elle monta à l'étage avec l'intention de rejoindre ses appartements ; mais comme le soir précédent, elle entendit des bruits étranges provenant de l'aile nord, lui indiquant que Friedrich était encore debout. Son ressentiment se ralluma instantanément : si la visite des Villages était une réussite, ce n'était clairement pas grâce à lui ! Combiné à une curiosité pressante, il la poussa vers la porte de l'aile nord. Que pouvait donc bien fabriquer Friedrich avec tout ce remue-ménage ? Eldola tenta un coup d'œil à travers la serrure, mais la clé lui bloquait la vue. Les bruits s'interrompirent un instant, avant de reprendre comme si de rien n'était. L'Assassin examina le fermoir : le mécanisme était ancien et mal entretenu ; si elle voulait vraiment savoir ce qui se déroulait de l'autre côté, elle pourrait la crocheter sans grande difficulté... Elle se reprit : elle devait se faire discrète, et non pas violer la seule règle de la maisonnée dès son deuxième soir ! Et en même temps... elle ne parvenait pas à se sentir en sécurité. Il y avait un secret dangereux derrière cette porte, elle le sentait, et cela mettait tous ses sens en alerte. Avant même d'y réfléchir plus avant, elle se mit à vérifier qu'elle pouvait en effet crocheter la serrure ; une simple précaution, pour le jour où elle en aurait vraiment besoin, essaya-t-elle de se rassurer...

Un fracas plus violent que les autres la prit par surprise, et lui fit cogner la porte par mégarde ; elle s'immobilisa, guettant une réaction. Elle allait se retirer, quand la voix de Friedrich lui parvint, étouffée par les panneaux de bois.

⎯ Quoi ?! Qu'est-ce que vous voulez ?!

Friedrich avait daigné lui répondre, mais pas ouvrir la porte. Elle entendait son souffle rauque et court juste derrière, comme s'il avait couru comme un dératé. Elle aurait pu en rester là, elle aurait même dû ; mais quelque chose dans le ton de son époux la mit hors d'elle. Eldola se rappela alors son regard empli de haine chez les Chasseurs, et il se superposa à un autre regard, plus ancien, mais à la haine encore plus brûlante ; celui qui lui avait infligé sa cicatrice... Elle ne put contenir sa rage, et s'entendit lui répliquer :

⎯ Puisque vous vous êtes éclipsé avant la fin de la visite, je tenais à vous dire que je suis rentrée sans encombre. Non pas que le sort de votre épouse semble vous intéresser, mais vous serez ravi d'apprendre que j'ai rempli mon rôle, étant donné que c'est tout ce qui compte à vos yeux...

Un long silence s'établit ; Eldola décida de ne pas bouger, refusant de battre en retraite, d'autant plus qu'elle entendait toujours la respiration de Friedrich à travers le battant. Son souffle semblait ralentir, comme s'il essayait de se calmer ; la poignée grinçait légèrement, tremblant imperceptiblement sous la poigne de l'Administrateur.

⎯ Vous avez toqué... juste... pour me dire ça ? articula péniblement Friedrich.

Friedrich ouvrit alors brusquement la porte : il était en sueur, les cheveux ébouriffés, les vêtements couverts de poussière ; la haine s'était rallumée dans son regard. Elle comprenait mieux pourquoi peu de gens osaient le soutenir : ses yeux pâles véhiculaient les émotions plus efficacement que n'importe quel coup qu'on pouvait porter ; ils n'avaient aucune retenue, aucune hésitation, aucun vacillement, juste deux iris accusateurs rivés sur leur interlocuteur envoyant un signal sans nuances jusqu'à ce que ce dernier soit submergé par l'émotion. Il la méprisait du plus profond de son âme, elle en avait la certitude, et elle ne comprenait même pas pourquoi. D'ordinaire Eldola ne se laissait pas atteindre par les émotions des autres, n'accordant que peu de crédit à leur jugement à son égard ; alors pourquoi la haine de Friedrich la transperçait-elle de part en part ? Elle avait envie de crier qu'il ne savait rien d'elle et qu'il n'avait pas le droit de la juger ainsi, la rabaissant à moins qu'un être humain. Sauf que cette fois-ci, Eldola ne se laisserait pas prendre par surprise : elle le défia sciemment, son armure émotionnelle rivée sur son visage pour dévier n'importe quelle attaque.

⎯ Je vais être très clair avec vous : à moins que quelqu'un ne soit mourant, je vous interdis de venir toquer à ma porte le soir ! s'écria Friedrich.

⎯ Faudra-t-il donc attendre que je sois mourante pour que vous daigniez remplir votre rôle ? rétorqua Eldola. Vous savez pertinemment que je n'ai pas été formée au métier d'Administratrice, et pourtant vous refusez de m'aider, ou simplement de m'informer de ce qu'on attend de moi. C'est presque comme si vous vouliez que ce mariage échoue...

⎯ Je ne vous demande pas d'aide pour mon travail, alors je ne vois pas pourquoi je devrais vous aider pour le vôtre.

⎯ Si vous voulez que je fasse mon travail correctement, donnez-m'en les moyens ! Je n'ai actuellement aucune légitimité aux yeux de vos pairs, vous vous en êtes assuré avec votre inaction. Tout ce que je vous demande, c'est de vous comporter comme votre rang le requiert.

⎯ Parce que vos dix années passées à l'Institut n'ont eu pour but que de vous apprendre les bonnes manières peut-être ? Moi aussi, je peux émettre des hypothèses. Vous vous en sortirez très bien sans moi : j'ai vu comment vous avez terrifié la Proxime Renée chez les Chasseurs avant de remettre votre masque d'hypocrisie. Vous savez mentir et minauder, menacer et manipuler : vous avez les bases pour devenir une grande Administratrice.

Eldola ne parvint pas à soutenir le regard de Friedrich plus longtemps ; elle alla se réfugier dans sa chambre en claquant la porte. Elle entendit la porte de l'aile nord claquer également, avant que l'habituel remue-ménage nocturne ne recommence. Elle se déshabilla en tirant sur ses vêtements comme s'ils étaient les membres de Friedrich et se jeta sur le lit, son oreiller plaqué sur ses oreilles. Ce soir, plus que tout, elle voulait oublier qu'elle avait un mari. Oublier ce regard qui la hantait. Oublier ce sentiment de honte et de culpabilité qui remontait en elle, s'infiltrait dans ses veines jusqu'à paralyser son cœur et raviver la brûlure de sa cicatrice. Elle s'était pourtant jurée que personne ne la regarderait plus jamais ainsi...

Sur la Falaise [en réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant