Il était une fois, dans un poulailler, une poule qui voulait bien faire. Elle voulait pondre les meilleurs œufs, et pondre le plus d'œufs. Peut-être qu'elle voulait satisfaire les propriétaires du poulailler ; ou peut-être qu'elle voulait juste pouvoir être fière d'elle-même. Probablement surtout que, comme l'on n'avait jamais rien attendu d'autre d'elle et des autres, elle pensait que c'était là que se situait la valeur d'une poule. Notre poule impliquée pondait donc, chaque jour, des œufs dont elle prenait soin, et qui finissait par être récupérés pour être vendus ou cuisinés. Quelques fois, notre poule, qui entendait les discussions des propriétaires, s'imaginait les délicieuses omelettes et les brunchs aux œufs brouillés que les humains pouvaient déguster grâce à elle, et ses joues, derrière les plumes qui les cachaient, rosissaient de fierté.
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Un jour, pourtant, notre poule comprit que tous les œufs ne se valaient pas. Un coq arriva dans le jardin et Martine, une autre poule, succomba à son charme et à ses cocoricos. Martine se fraya un chemin entre les barreaux de leur poulailler pour aller rejoindre celui qui attirait ainsi son attention et, quand elle fut prête à pondre, revint dans leur chaleureux poulailler. Comme d'habitude, Martine pondit de jolis œufs mais, cette fois-ci, les œufs ne furent pas bon à faire des omelettes. La coquille craqua toute seule et en sortirent de petites boules de poiles jaunes qui firent cui-cui toute la journée, cassant les oreilles de notre héroïne et lui faisant craindre qu'il ne lui arrive la même chose. En entendant les humains discuter, notre poule compris que, si l'on ne voulait pas finir comme Martine et pondre des œufs qui ne servaient à rien d'autre qu'à faire du bruit, il valait mieux se tenir éloignée des coqs. Martine, quant à elle, s'exclut elle-même du poulailler, décidant d'aller de l'autre côté du jardin avec son coq et les boules de poile jaunes qu'elle appelait ses poussins.
Dans le poulailler, ça jasait. Toutes les poules se moquaient de Martine, qui devait maintenant passer ses journées à ramasser des vers pour nourrir ses boules de poils et à écouter leurs cris, mais qui ne pondait même plus d'œufs bons à manger. Toutes les poules étaient très fières de ne pas avoir commis la même erreur que Martine, et de continuer à pondre de beaux œufs savourés que les propriétaires ramassaient et comptaient en les félicitant. Notre héroïne avait souvent le nombre d'œufs le plus important, et elle avait bien l'intention qu'il en reste de même pour toujours, et de ne jamais perdre sa première place.
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Alors, quand arriva dans le jardin un autre coq, bien plus charmant et discret que le premier, notre poule fit de son mieux pour l'ignorer. Ses plumes avaient pourtant l'air bien douces, mais elle résista contre l'envie de venir s'y blottir. Le trou que Martine avait fait dans le grillage était toujours là, et notre poule commença à le réparer, pensant qu'il serait plus facile ainsi de résister à l'appel de l'extérieur. Le nouveau coq s'approcha et lui demanda si elle était sûre de vouloir rester enfermée à pondre toute la journée des œufs qui ne donneraient jamais rien d'autre que de la nourriture pour humains, mais notre poule était sûre. Le coq racontait des âneries sans pareille, expliquant que Martine était très heureuse. Selon lui, elle ne regrettait absolument pas d'être partie, et les poussins étaient devenus de jeunes poules avec lesquelles ils avaient tous des discussions passionnantes et des rires à n'en plus finir.
Si les poules pouvaient croire que la vie de Martine ne soit pas si désagréable qu'elles l'avaient imaginées, elles ne pouvaient pas croire que cette existence soit vraiment satisfaisante. Une vie pareille, improductive, ne pouvait décidément pas rendre heureux, à moins d'être une égoïste sans pareil. Martine devait être une égoïste, et, armées de cette nouvelle idée, les poules continuèrent de se moquer d'elle. Dès qu'une nouvelle venue rejoignait le poulailler, elles la mettaient en garde contre le risque de devenir comme Martine. Notre poule, partageant la même mentalité que ses collègues, refusa donc de sortir du poulailler et le doux coq la laissa tranquille, acceptant sa décision d'un air contrit.
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La poule continua de pondre de très nombreux œufs excellents pour les omelettes et les brunchs, tout au long de sa vie, satisfaite d'avoir battu tous les scores et de penser qu'elle nourrissait des humains. La vie passa ainsi, jusqu'au jour les propriétaires du poulailler vinrent la tuer pour en faire un bon poulet fumé. Depuis l'autre côté du jardin, les filles de Martine la regardèrent se faire tuer avec pitié, mais aussi avec incompréhension.
Depuis leur côté du poulailler, Martine, son coq et ses filles se moquaient bien de toutes ses poules qui passaient leurs journées à pondre fièrement des œufs sans vie et dont les seuls à profiter étaient d'autres qu'elles. Les filles de Martine demandaient à leur mère comment il était possible de s'être fait ainsi exploiter toute sa vie pour obtenir cette fin-là en signe de reconnaissance. Martine, à demi moqueuse, répondit à ses filles que notre héroïne serait probablement fière de savoir que, même dans sa mort, elle contribuait à sa plus grande fierté : nourrir les humains. Elle leur dit aussi qu'elle était bien contente d'avoir fait autre chose de sa vie à elle que de nourrir ces gens et que, même si elle finirait probablement, elle aussi, dans leur assiette, elle aurait au moins profité de sa vie avec elles et avec leur père. Martine ne le dit pas ses filles, mais elle avait aussi, au fond d'elle même, la satisfaction de ne plus avoir donné un seul œuf à ses humains qui pensaient être les seuls à avoir droit au bonheur, pendant que les autres passaient leur vie à travailler pour eux.
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Petits contes d'un monde à la dérive
ParanormalDes histoires de fées, de rois et de reines, pour tenter de répondre à toutes ces questions qui me hantent... Comment en arrives-t-on, collectivement - à passer tant de temps à la poursuite de choses sans valeur ? - à se croire important quand l'on...