Chapitre 15 : Doutes et écoutes (2/2)

2 1 0
                                    

Le lendemain, Friedrich passa la journée à soigneusement éviter son épouse. À l'heure du couvre-feu, il n'était toujours pas rentré, ce qui inquiéta la jeune femme. Eldola s'empara alors de ses lentilles en bioTech, et fit le tour des fenêtres du manoir pour sonder les environs. Son intuition fut rapidement confirmée : Friedrich était encore dehors, en train de discuter avec Barnabé. Ce qui était étrange, c'était l'endroit où ils se trouvaient : au bord de la falaise derrière le manoir. Un emplacement désagréable pour une conversation, car le vent y soufflait avec application, emportant les mots couverts par le bruit des vagues ; la lumière était aveuglante, à cette heure précise où le Soleil était encore suffisamment haut pour luire de toute sa splendeur, mais suffisamment bas pour forcer les humains à plisser les paupières. En revanche, si on souhaitait tenir un conciliabule discret, l'emplacement devenait idéal... Mais ils n'avaient pas prévu le cas d'un intrus disposant de bioTech. Grâce à ses lentilles, Eldola put ajuster sa vision pour voir les deux hommes comme s'ils étaient juste devant elle, et distinguer clairement leurs visages ; au cours de son entraînement d'Assassin, elle avait appris à lire sur les lèvres. Une fois la mise au point effectuée, elle n'eut aucun mal à suivre discrètement la conversation en cours, qui semblait plutôt véhémente :

⎯ Vous ne comprenez pas, Barnabé ! s'exclamait Friedrich. Elle m'a menacé ouvertement, en pleine réception ! Je ne peux pas continuer comme ça...

⎯ Je comprends votre désarroi, Administrateur, mais je vous avais prévenu qu'il serait difficile de faire marche arrière... L'annulation du mariage soulèverait de nombreuses questions, d'autant plus maintenant qu'elle a été présentée à tous les Administrateurs de la Province...

⎯ Non, cette option est hors de propos, le Régional a été bien clair à ce sujet. Mais comment s'assurer qu'elle ne dise rien concernant...

⎯ Friedrich, elle ne sait rien. Elle n'a que des soupçons, mais aucune preuve concrète.

⎯ Et pourtant, c'est suffisant pour qu'elle se sente capable de me menacer !

⎯ C'est parce que c'est une espionne envoyée par l'Éclaireur. Elle furète partout, pose des questions sur tout le monde. Elle a même pris contact avec ma famille pour tenter de leur soutirer des informations !

Eldola ne sut que penser de cette accusation. Même si Barnabé se trompait – elle n'était pas une Observatrice mais un Assassin, et elle n'était précisément pas censée enquêter sur la Localité – cela risquait de compromettre sa couverture.

⎯ Je trouve toujours cette idée ridicule, Barnabé, répondit Friedrich. Le Technaume ne ferait pas confiance à une espionne venue du Désert Gris. Même si... je dois reconnaître qu'elle en a l'allure. Et le comportement. Cette femme est taillée en muscles, comme si elle n'avait jamais connu l'oisiveté un seul instant de sa vie, et elle ne cesse de tout observer et d'utiliser ce savoir contre les autres...

Tiens donc, Friedrich semblait s'être suffisamment intéressé à elle pour l'avoir observée en détails...

⎯ Vous savez comme moi ce qui est en jeu, Friedrich. Elle ne doit rien découvrir...

⎯ Je sais, Barnabé, JE SAIS !! Le Régional s'est montré très clair aussi à ce sujet : un seul faux pas, et c'est la Localité entière qui sera perdue. Comment suis-je censé procéder quand je suis acculé de tous les côtés ?! Je ne peux pas gérer en même temps une épouse manipulatrice, des Proximes dissidents et des Administrateurs avides de pouvoir...

⎯ Pour Eldola, tenez-vous le plus loin possible d'elle et...

⎯ Mais j'essaie, Barnabé, je ne fais que ça de la repousser ! Mais elle me relance sans cesse, et les autres Administrateurs se posent des questions, apparemment...

Friedrich marqua une pause.

⎯ Est-ce vrai ? demanda-t-il.

⎯ Quoi donc ?

⎯ Que le mariage serait annulé si on apprenait que... la nuit de noces n'avait... pas eu lieu ?

⎯ C'est elle qui vous a dit ça ?

⎯ Répondez à la question. Est-ce vrai ?

Barnabé soupira.

⎯ Ce serait éventuellement possible, mais au bout d'un temps certain, au moins un an...

⎯ Mais vous n'en savez rien, n'est-ce pas ?

⎯ Un tel cas ne s'est jamais produit, à ma connaissance. Dans le pire des cas, vous pourriez peut-être... Juste une nuit...

⎯ Non, Barnabé, je refuse ne serait-ce que de la toucher...

⎯ Je comprends qu'elle ne soit pas à votre goût, mais tout de même...

⎯ Mais elle ne me dégoûte pas, c'est précisément ça le problème ! Je n'aurais jamais dû accepter ce mariage sans voir l'épouse au préalable, mais j'étais pressé par le temps... Je pensais qu'elle serait comme toutes les autres Administratrices : petite, boudeuse et méprisante. Mais à la place arrive la femme la plus confusante que j'ai jamais rencontrée : grande, mince, patiente. Impassible. Si seulement je pouvais deviner à quoi elle pense derrière ses grands yeux noirs...

Eldola se serait attendue à tout sauf à ça. Friedrich était attiré par elle ?! Si c'était vrai, il jouait beaucoup mieux la comédie que ce qu'elle imaginait...

⎯ Alors dans ce cas, vous devriez pouvoir...

⎯ NON ! C'est hors de question, combien de fois devrais-je le répéter ! Dans ces conditions, je ne peux pas être sûr que tout se passe comme prévu. Et si la situation échappait à tout contrôle, comme la dernière fois ?! Je refuse de prendre ce risque !

Eldola ne s'était jamais sentie menacée au manoir, en grande partie grâce à ses aptitudes physiques, mais pour la première fois, elle se sentait mal à l'aise : il se passait des choses qu'elle ne comprenait pas. Des événements potentiellement dangereux. Et malgré tout son savoir-faire, un Assassin n'était bon à rien sans repères ni informations. Quel secret s'acharnaient donc à dissimuler Friedrich et Barnabé ?

⎯ Très bien, je comprends vos réticences, Administrateur. Dans ce cas, voilà ce que je peux faire : avec James, nous allons l'accabler de travail ; de votre côté, vous avez à faire avec les Proximes, et ainsi, vous n'aurez légitimement aucun moment où vous pourriez être ensemble. Cela devrait nous permettre de gagner quelques mois. En attendant, je vais trouver des preuves qu'il s'agit bien d'une espionne, et comme ça nous pourrons faire pression sur elle pour qu'elle renonce à en savoir plus.

⎯ J'imagine que c'est ce que nous pouvons faire de mieux pour le moment... Trouvez de quoi la discréditer, Barnabé. Si jamais elle en apprend trop, personne ne doit la croire, sinon nous serons deux à tout perdre...

Les deux hommes ne tardèrent pas à se séparer. Eldola rentra immédiatement dans sa chambre. Elle n'en revenait pas : ils comptaient utiliser la stratégie de l'Institut contre elle ! Elle qui croyait que Friedrich était un homme honnête, elle n'avait d'autre choix que de réviser son jugement : il s'était passé quelque chose au manoir Desfalaisiers, un événement décisif qui avait impliqué Friedrich et Barnabé ; et elle ne serait pas en sécurité tant qu'elle ne saurait pas de quoi il s'agissait.

Elle prit alors une décision dangereuse et irrévocable.

Malgré tous les interdits de l'Institut, Eldola allait enquêter sur son mari.

Sur la Falaise [en réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant