Chapitre Premier (1/2)

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Malgré l'eau et le savon, les tâches sur mon T-shirt blanc refusaient de partir, tout comme les emmerdes qui me collaient à la peau. À travers le miroir suspendu au-dessus du lavabo, je jetai un coup d'œil à l'unique porte close des WC. Jasper allait me tuer – pour la centième fois. Je me mordis l'intérieur des joues en réprimant les insultes que j'aurais adoré hurler à la lune.

Il fallait que je trouve une solution, et fissa. Le patron de la Guilde ne faisait pas dans la dentelle, et j'avais dépassé mon quota d'erreurs acceptables depuis belle lurette.

Comme pour empirer les choses, une femme me rejoignit à l'intérieur en m'adressant un sourire poli. Je m'intimai de rester calme en lui renvoyant sa grimace. Depuis la salle principale du bar, un solo de guitare électrique nous accompagna jusqu'à ce que la porte battante se referme derrière elle. Sweet Dreams, peut-être. Ou du moins, une version plus triste que l'original, plus sombre, mélancolique. Comme moi.

Tout en faisant mine de l'ignorer, je repris une dose de savon en appuyant frénétiquement sur le contenant. Fixé à même la faillance, une vis manquait, il n'allait pas tarder à finir au sol. J'étais en train de massacrer le tissu, d'empirer les traces, et le rouge s'était étalé en une déclinaison de roses.

Du coin de l'œil, je surveillai la femme qui s'était postée devant le deuxième lavabo. Elle retoucha son rouge à lèvre avec un tube violet, regonfla ses cheveux de manière sensuelle, et pivota pour jauger l'effet de ses fesses par-dessus son épaule.

— Si c'est du vin, ne vous acharnez pas ; il est foutu.

La voix suave me fit relever la tête. Ce n'était pas du vin, mais ça, elle ne pouvait pas le savoir. En refermant le robinet, je me forçai à faire la moue. Je n'arriverai pas à faire mieux.

— C'est con, je l'aimais bien. Il allait avec tout.

— Vous devriez pouvoir en racheter un facilement, ça se trouve partout, des T-shirts comme ça.

Simple, sans fioriture, un col en V. Pas cher, qui s'achètent en lot de cinq. Mais blanc. La prochaine fois, je ne referai pas la même erreur. Les traces de sang passaient inaperçues sur du noir, pas sur la couleur que j'avais enfilée ce matin.

Je me penchai au-dessus du lavabo pour essorer le coton, l'eau rosée qui s'en échappa fila aussitôt dans les tuyaux. Comme si cette conversation insipide nous avait rapprochées, la femme se pencha vers moi, peut-être pour me glisser une confidence :

— J'ai hésité à venir ici, j'ai cru qu'il était en train de vous sauter.

Mes doigts se crispèrent sur l'ourlet mouillé. Lentement, comme choquée, je levai la tête des tâches de l'émail.

— Qui ça ? soufflai-je en m'obligeant à écarquiller les yeux.

— L'homme qui était avec vous. Un succube, je crois. Quand il s'est levé de votre table, j'ai cru qu'il était venu vous rejoindre ici.

Comme pour dissimuler des joues rougissantes, je me détournai en me forçant à sourire. J'aurais été capable de vomir sur ses escarpins, sinon.

— Il n'y a que vous et moi, ici, révélai-je en terminant de me rincer les doigts. Il est sûrement dans les WC pour hommes, à écouter notre conversation. Il est comme ça, Rudy.

— Rudy est canon, s'exclama-t-elle en élevant la voix, comme pour se faire entendre depuis la pièce réservée aux hommes.

— Vous l'avez dit. Un succube, résumai-je en haussant une épaule.

Tout en pouffant, elle accrocha son sac à main sur une patère. La panique me saisit. En la voyant se diriger vers les cabines de toilettes, elle doubla. Un des néons au-dessus de nos têtes grésillait, comme en symbiose avec mon rythme cardiaque qui accélérait. J'espérai que l'odeur de javel camouflerait celles, acides, de mes mensonges et de ma crainte.

Quand elle posa la main sur la seule porte fermée, prête à l'ouvrir, j'attrapai quelques serviettes en papier. Mon attitude nonchalante ne laissait rien transparaître de mon trouble.

— Pas ici, si j'étais vous, l'avertis-je en me tamponnant les mains, au dernier moment. La chasse d'eau est cassée, c'est moche à voir. Et des trucs puants flottent à la surface.

Sans vérifier mes dires, elle changea de cabine en maugréant, les doigts de ses mains écartés devant elle comme pour former un bouclier. Le mot « crado » se détacha plusieurs fois des autres. Je fus soulagée d'entendre le loquet se fermer.

Quand sa chevelure blonde et sauvage réapparut, j'étais en train de pianoter à toute vitesse un texto sur mon téléphone.

— Je demande à ma coloc de libérer la chambre, prétextai-je.

Elle m'adressa un sourire entendu en se lavant à son tour les mains. Sur l'écran, je tapai les mots : « La Cantina, 145 Indiana Avenue, Chicago. Urgent. 007 aux chiottes. » Puis j'appuyai sur « envoyer ».

Cette fois, Jasper allait vraiment me tuer. Je n'étais même pas en mission. Après un dernier coup d'œil à son arrière-train dans le miroir, la femme quitta enfin les lieux – après m'avoir souhaité « de bien m'éclater avec l'étalon Rudy ».

J'avais pouffé comme une adolescente amourachée, et j'étais aussitôt allée tourner le loquet de l'entrée, presque en courant. Très loin de sourire, j'avais ouvert la cabine condamnée. 

Entre ses griffes T2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant