Memories of You

PROLOGUE

L'air chargé de la résidence LaCroix résonne des échos de la décadence. Sous des lumières qui dansent et vacillent défilent les beaux visages de l'élite de la Cité des Anges. Pourtant, dans ce chaos ambiant, tout est parfaitement orchestré, et les rires et les murmures de la jet-set sont étourdissants.

Face à ce luxe ostentatoire, presque déplacé, Jake Maddox se sent hors du monde, presque hors de lui-même. Il passe une main parmi les mèches rebelles de ses cheveux ébène, qui retombent ensuite devant ses yeux. Ses sens sont comme engourdis par la musique et l'éclat multicolore des néons et des spots qui partent dans tous les sens. Autour de lui, les corps sont en mouvement, les sourires forcés, au son d'une mélodie hypnotique.

Adrian LaCroix, l'hôte de la soirée, parcourt la foule de son regard prédateur. Avec ses cheveux argentés impeccablement coiffés et son sourire étudié, il a l'air de ce qu'il est : un créateur de génie, un cador dans le monde de la mode, mais aussi des célébrités. Il a habillé les plus grandes stars, de l'actrice oscarisée au chanteur de pop qui déchaîne le cœur des adolescentes. C'est un designer mondialement reconnu pour sa capacité à fusionner audace et élégance dans chacune de ses créations.

Comme toujours, LaCroix paraît évaluer ses invités d'un œil acéré. Jake sait que le créateur cherche avant tout à évaluer ce que ses invités pourront lui apporter. Il les voit comme des leviers, des outils à manœuvrer pour continuer de briller, encore et encore. Les papillons qui se précipitent pour se brûler les ailes dans l'éclat acéré de son regard ne le verront que trop tard.

Les yeux de Jake, eux, sont comme des billes noires, des puits sans fond d'obscurité. Le chanteur balaye à nouveau la foule du regard, mais il ne lui accorde aucune importance. Jake vide d'un coup son verre d'alcool, et une sensation chaude se répand dans son corps pour lui donner un coup de fouet et lui rappeler où il se trouve.

Parfois, il a l'impression de n'avoir jamais échappé à son passé. Sa passion pour la musique est devenue à la fois une délivrance et une malédiction. Lui dont le cœur ne bat qu'au rythme d'un métronome, il se retrouve aujourd'hui face à un vide qui menace de l'emporter.

La pression de créer, de surpasser leur dernier album, pèse lourdement sur Jake. Le monde entier attend les Toxic Strings au tournant, car Jake sait qu'ils n'ont plus le droit à l'erreur. Les attentes, les critiques, y compris celles qui viennent de son propre camp – Leo, le guitariste surnommé Ghost, qui a fait de la musique une question de vie ou de mort pour des raisons qui n'appartiennent qu'à lui – menacent de faire céder les barrages de sa raison.

Tout à coup, le regard du chanteur se focalise sur une jeune femme, dont les cheveux blonds enveloppent un visage qui trahit son malaise. Jake comprend aussitôt. Ce n'est pas la première fois qu'il assiste à ce genre de scène. Dans ce monde, certains hommes se croient tout permis et n'hésitent pas à se servir en se sachant intouchables. Mais ce soir, Jake refuse de rester à ne rien faire. Sa rage en lui a besoin d'éclater.

Il s'élance avant même de réaliser ce qu'il compte faire. En quelques pas, il fend la foule des fêtards et attrape le poignet de l'homme qui s'apprêtait à poser sa main sur la cuisse de la jeune femme. La musique forte étouffe le bris du verre. Son poing s'écrase sans préavis sur le visage du type, qui lâche un cri surpris et se met à vociférer. Jake croit se rappeler qu'il s'agit d'un magnat de la finance, un de ces gros bonnets qui alignent les billets en sachant qu'ils lui accordent tous les droits.

Tandis que l'homme le menace et l'invective, Jake voit la peur dans les yeux de la jeune femme se transformer en reconnaissance. Elle murmure un « merci » hésitant. Ses lèvres forment à peine le mot, mais ils résonnent dans l'esprit de Jake avec une clarté inattendue. Il ne dit rien, acquiesçant simplement alors que l'inconnue disparaît dans la foule.

Oh, les répercussions viendront. Les journalistes se frotteront les mains devant un autre scandale. Jake Maddox qui se croit tout permis, qui fait encore des siennes. Jake Maddox qui ne vit que pour la violence. C'est après tout comme cela qu'ils fonctionnent : ils s'emparent de la vérité, la façonnent comme ils l'entendent et régurgitent des mensonges qu'ils revendent à prix d'or. Au fond, Jake n'est qu'un pion dans leur petit jeu, l'acteur principal d'un drame qu'il n'a pas écrit.

Une douce ironie l'enveloppe alors qu'il regarde les éclats de verre parsemés sur le sol de marbre. Sa main tremble légèrement, mais son regard est ferme, fixé sur l'homme devant lui qui le saisit soudain par le col. Alors, Jake réagit aussitôt. Son poing, à nouveau, s'écrase contre la mâchoire du prédateur et lui brise le nez pour de bon. Il y a quelque chose de thérapeutique dans cet instant, même s'il sait aussi qu'il ne fait qu'alimenter l'idée que le public se fait déjà de lui : un homme violent, parfois incontrôlable, qui abuse des vices de la vie. Pas tout à fait faux, il doit bien le reconnaître.

Personne ne cherche à voir ce qui se cache derrière la façade. La vérité, c'est qu'il est cassé, un puzzle dont les pièces ont été perdues et remplacées par des substituts qui ne s'ajustent jamais tout à fait.

Alors qu'il observe l'homme se relever lentement en murmurant des menaces et des accusations, Jake sent l'indifférence se répandre en lui comme une rivière glacée. Peut-être qu'il sera poursuivi. Peut-être que partout, dans les magazines, sur Internet, on se plaira à rappeler qu'il franchira bientôt le point du non-retour. Certains plaisantent même sur l'heure de sa mort ou sur les causes : suicide, overdose, accident, les paris sont ouverts.

Jake s'éloigne avec un léger sourire, satisfait de lui-même, même si ses doigts lui font mal et que la douleur remonte dans son avant-bras. La foule s'écarte devant lui. Il croise le regard de Ghost, mais ne s'arrête pas et poursuit sa route. Qu'il pense, lui aussi, ce qu'il veut. Jake quitte la demeure sans un mot de plus.

Enfin, il est dehors. Les sons, les lumières, les odeurs de la fête l'abandonnent. L'air frais de la nuit de Los Angeles caresse sa peau. Jake lève les yeux vers le ciel. Il scrute les étoiles lointaines qui percent à peine la lueur omniprésente de la Cité des Anges. Elles scintillent, comme des points minuscules de lumière dans l'obscurité. Soudainement, il se sent incroyablement petit.

Peut-être que ce soir, il trouvera les mots qu'il a si désespérément cherchés pour rompre le silence qui pèse sur son âme.