I. Malachite

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Londres, octobre 1892

La haute silhouette du pont se détachait au milieu de la brume. Rebecca, guidée par la structure d'acier, louvoyait parmi les nombreux passants présents sur les quais ce matin-là.

Ses lèvres bougeaient en rythme avec ses pas : elle répétait, encore et encore, le discours qu'elle préparait depuis des jours, depuis que son père l'avait embauchée. Même si embaucher constituait sans aucun doute un embellissement de la vérité : reconnaître que le grand entrepreneur Henry Herbert Barnett avait accepté l'aide de sa fille unique serait plus juste. Aucun salaire, après tout, n'avait été négocié.

Dès les premières rumeurs, la construction de Tower Bridge avait fasciné la jeune femme. Elle en avait suivi, de loin, les différentes étapes. De loin, seulement, car son père n'en démordait pas. « La place d'une fillette n'est pas sur un chantier », répétait-il à une Rebecca de douze ans, émerveillée par le coulage des piliers en béton dans le lit de la Tamise. « Une jeune fille de bonne famille n'a rien à faire au milieu de barres d'acier et d'hommes transpirants », scandait-il quelques années plus tard.

Lorsqu'il décrocha le contrat de Tower Bridge l'année dernière, après un énième manquement de l'entrepreneur précédent, Rebecca crut qu'elle touchait son rêve du bout des doigts. Henry restait toutefois inflexible : la construction était une affaire d'hommes, un point c'est tout.

Arrivée près des bureaux bâtis au pied du pont, la jeune femme brune s'arrêta un instant pour contempler l'ouvrage. Après six années de dur labeur, la structure s'approchait de sa forme définitive : une passerelle supérieure piétonne qui reliait les deux tours et, de chaque côté de celles-ci, une travée suspendue par des câbles d'acier pour la jonction avec les rives. Le gros du travail à venir porterait sur les tabliers basculants entre les deux tours.

Étourdie et émerveillée, Rebecca se nourrit durant quelques minutes de l'activité frénétique autour d'elle — martèlements métalliques, cris des ouvriers qui s'interpellaient entre eux, ronronnements assourdissants des machines à vapeur. Une profonde inspiration lui apporta une odeur d'acier chauffé, entremêlée à celle du bois fraîchement coupé. Elle se délecta de l'atmosphère bien plus vivifiante, d'après elle, que celle, calme et surannée, d'un salon à l'heure du thé. Là où l'on s'attendrait plutôt à la trouver.

Elle préfèrerait passer ses journées ici au lieu de croupir dans sa belle demeure. Si seulement Henry l'autorisait. Un soupir lui échappa. À dix-huit ans, dépendre encore de son père la hérissait. Et dire que seul un mari pourrait la libérer de lui et l'enfermer dans un autre genre de prison. Elle frémit à cette idée et se morigéna : aujourd'hui, elle était parvenue à s'infiltrer dans la brèche, puisqu'après moult négociations, son père avait accepté son aide.

Ces derniers mois, Henry s'était montré de plus en plus fébrile. La date promise pour la fin des travaux approchait, il souhaitait terminer dans les temps ou, même, en avance et asseoir ainsi la renommée de sa société. Mettre les bouchées doubles pourrait toutefois épuiser ses employés. Il avait alors chargé Rebecca de s'assurer qu'ils œuvraient dans de bonnes conditions.

Les cloches d'une église non loin la sortirent de sa rêverie : elle allait être en retard à son rendez-vous. Son ventre se comprima soudain. Et si son père avait raison ? Et si sa place était dans un salon, une tasse de thé à la main, à écouter déblatérer ses amies à propos de la dernière mode parisienne ? Et si elle n'avait rien à faire ici ?

Elle s'apprêtait à se retrouver seule avec trois ouvriers de l'entreprise. Elle avait refusé que sa femme de chambre, Trudy, l'accompagne, arguant qu'elle n'avait pas besoin de chaperon dans un cadre professionnel. Son père lui avait en outre assuré qu'il serait présent pour la première réunion. Cela ne diminuait pas sa nervosité. Au contraire.

Entre les Rives de la Tamise [Sous contrat d'édition]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant