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familiers, de perspectives marines et de visages souriants. Le fastueux
hôtel Mirana gravitait autour de moi tel un univers personnel, cosmos
blanchi à la chaux au cœur du vaste cosmos d’un bleu étincelant qui
l’entourait. De la souillon en tablier au potentat en flanelle, tous
m’aimaient et me choyaient. De vieilles Américaines appuyées sur leurs
cannes se penchaient au-dessus de moi avec des grâces de tour de Pise.
Des princesses russes ruinées m’offraient de luxueuses boîtes de
bonbons, faute de pouvoir payer mon père.
Et lui, mon cher petit papa*
                              
                               [ 1 ]

, m’emmenait en de longues
promenades à bicyclette ou en bateau, m’enseignait l’art de la brasse, du
plongeon et du ski nautique, me lisait Don Quichotte et Les Misérables –
et je l’adorais, et le vénérais, et me réjouissais pour lui chaque fois que je
surprenais les commentaires des employés sur ses compagnes
éphémères, ces tendres et belles créatures qui faisaient si grand cas de
moi, me cajolaient et versaient de précieuses larmes de pitié sur mon
front joyeux et serein d’enfant sans mère.
Je fréquentais une école anglaise à quelques kilomètres du Mirana. J’y
jouais au squash et au petit jeu de paume, recevais d’excellentes notes et
vivais en parfaite harmonie avec maîtres et condisciples. Jusqu’à ma
treizième année (c’est-à-dire jusqu’à ma rencontre avec la petite
Annabelle), mes seules incursions dans le domaine sexuel se limitèrent,
autant qu’il m’en souvienne, d’une part, à une discussion solennelle,
chaste et purement théorique sur les surprises de la puberté, qui
m’opposa, dans la roseraie de l’école, à un petit Américain, fils d’une
actrice de cinéma fort cotée à l’époque et qu’il ne rencontrait presque
jamais dans le monde tridimensionnel ; et, d’autre part, à certaines
réactions singulières de mon organisme à la vue des photographies,
toutes de nacre et d’ombres, avec des failles de chair infiniment douce, du
somptueux album de Pichon, La Beauté humaine, que j’avais dérobé
dans le salon de l’hôtel sous une montagne de Graphics aux reliures
marbrées. Plus tard, mon père m’expliqua, de sa façon charmante et bon
enfant, tout ce qu’il jugeait utile que je connusse des choses de l’amour ;
ce fut à l’automne 1923 juste avant mon entrée au lycée, à Lyon (où nous
devions passer trois hivers). Mais cet été là, hélas ! il visitait l’Italie avec
Mme de R… et sa fille, et je n’avais personne pour me consoler, personne
pour me guider.

LolitaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant