20. Des vers soufflés sous les étoiles (1/2)

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 La plupart des hommes vivent comme s'ils ne devaient jamais mourir.

Ils planifient, ambitionnent ou remettent à plus tard. Ils aiment, rient, se fâchent. Demain, dans un an, dans dix ans : quelle importance ? Le temps est éternel.

Et puis un soir, parce qu'on a cru reconnaître un visage improbable dans une ville étrangère, parce que nos émotions malmenées ce jour-là l'emportaient sur la raison, parce que mille circonstances vous ont basculé sur les marches d'un autel anonyme, on comprend que c'est faux. Un leurre, un mensonge dans lequel chacun se berce parce qu'il est plus confortable que de contempler la vérité en face.

Tout peut s'arrêter d'un coup.

Un chant, trop bref, tranché avant d'avoir pris toute sa vigueur.

Comme tout le monde, Ériphos pensait avoir le temps, il imaginait qu'il existait un après, un plus tard, un demain. Il s'est trompé.

Il plaque une main sur sa poitrine, vide de tout pendentif. Regret, impuissance et amertume bouillonnent dans ses veines. Le premier des bandits lève son couteau ; Ériphos abat les paupières.

Dans les ténèbres, une sensation palpite, s'éveille, se déverse. Il ouvre la bouche sur les premiers mots qui lui montent aux lèvres, des mots maintes fois répétés qu'il ne prononcera finalement pas devant un public qui l'effraie, des mots incongrus au milieu de l'atroce réalité de sa situation. Plainte, accusation ou ultime défi, il ne saurait dire.

— « Laissons dormir notre souffrance au plus profond de nous.
À quoi bon pousser des sanglots qui vous glacent le cœur ?
Tel est le sort que les Dieux filent aux pauvres mortels :
Vivre dans le chagrin, alors qu'eux restent sans soucis. »

Sa poitrine s'embrase. Un feu le dévore, mais ce n'est pas douloureux, plutôt grisant. Un vertige s'accompagne de la sensation de milliers de fils reliés à toute la création : à sa famille, dans une Athènes lointaine ; à son maître, sans doute agacé de son absence ; à Meidoun, Calyx et Ahmasis, vies croisées par hasard ; au phare inextinguible sur sa pointe rocheuse et au temple trapu dont les marches lui meurtrissent le dos ; aux bandits, juste là.

Il ouvre les yeux.

Ériphos ignore ce à quoi il s'attendait. Peut-être à un paysage d'autre monde, comme lors de leur traversée folle d'une Alexandrie transformée, ou encore à Charon, le passeur, dans sa barque au bord du Styx. Il imaginait un soleil jaillissant de ses côtes, des liens lumineux, partout. Il ne voit rien de tout cela.

L'autel n'a pas bougé d'une colonne, le brasero lèche toujours le visage du bandit, mais une autre saveur s'est emparée de ses traits. Indéfinissable. Son geste s'est figé, comme s'il méditait sur la sagesse d'enfoncer deux pouces de fer dans le ventre d'un aède, comme si le temps retenait son souffle.

Ériphos ignore ce qu'il se passe – il n'est même pas certain d'être encore sain d'esprit. La proximité de la mort peut-elle déclencher des hallucinations ? Une voix étrangère bat dans sa poitrine : « Je sens une étincelle en toi, encore en devenir. Un jour, elle s'éveillera. » Une autre, plus aiguë, reprend la musique en contrepoint : « Ton étincelle frémit. La terre t'écoute. Le vent, la mer, le feu, le monde entier t'écoute. »

Tout vibre. Sa poitrine bat au rythme d'une harmonie dont il ignorait l'existence. Tout là-haut, les étoiles en scintillent de plaisir. C'est certain, il est fou ; ou ivre. Quelle importance ? La sensation le traverse, le bouscule, l'emporte. Il lâche le dernier fil qui le relie à la rationalité. Un rire étourdi lui échappe.

Là, entre deux respirations, tout devient possible.

Il se hisse sur un coude, tend le doigt :

— « Périssez tous, jusqu'à ce que nous renversions la sainte Ilios ! Fuyez, et moi je vous tuerai en vous poursuivant. »

Le bandit recule d'un pas. Il bat en retraite ! L'affreux rictus se transforme en grimace d'horreur. Que voit-il ? Un gamin échevelé à la cheville froissée ou un puissant guerrier sanglé dans une armure rutilante ? Qui pourrait le dire ? Le monde a cessé d'avoir un sens.

Ériphos enfonce son avantage. Sa voix pulse comme jamais encore entre les pierres de l'amphithéâtre. Il y déverse sa crainte, ses doutes, ses faiblesses. Tout !

— « Il ne vous sauvera point, le fleuve au beau cours, aux tourbillons d'argent, à qui vous sacrifiez tant de taureaux et tant de chevaux vivants, que vous jetez dans ses tourbillons. »

Sous un public étoilé, dans des gradins célestes, il se relève, drapé de fils invisibles. Le temple reprend son chant glorieux à l'unisson.

— « En avant, cavaliers Troyens ! Rompez la muraille des Argiens, et allumez de vos mains une immense flamme ardente ! »

Un brasier illusoire l'enveloppe. Le grondement d'une armée enfle à ses oreilles. Il peut presque se croire debout, aux côtés d'Hector, en train d'enfoncer les rangs ennemis. Ériphos tente un pas en avant. Sa cheville proteste, mais tient bon.

Les bandits s'enfuient.

Ils tournent les talons et détalent dans la rue comme si les légions de Troie fonçaient véritablement à leurs trousses, comme si toute la ville grondait de bataille autour d'eux.

Ériphos descend les marches d'un pas boiteux. Les élancements ramènent un brin de raison dans son esprit étourdi. Son poing retombe, les fils s'éteignent, mais le tambour bat toujours contre ses côtes. L'étincelle le chauffe encore, elle ne s'est pas éteinte. Elle attend. Une prochaine occasion.

Magie ?

Comment savoir ? Peut-être qu'il est déjà mort, en fait, ou qu'il rêve. Oui, c'est cela ! Il va se réveiller au matin pour découvrir que toute cette journée rocambolesque n'était qu'élucubration onirique.

La rue est déserte. Les conspirateurs ont filé sans demander leur reste et aucun voisin ne s'inquiète d'un aède débitant des vers sous le chapiteau d'un autel.

Non, pas tout à fait déserte.

Une ombre observe la scène, immobile au coin de la rue, dans un cocon d'obscurité.

Ériphos se fige ; l'autre ne bouge pas. Ami, ennemi, passant égaré ? L'instant se prolonge. Sa peau se hérisse de chair de poule. Ils restent noués tous les deux dans une observation dont il ne comprend pas les enjeux. Puis le témoin muet se détourne, et disparaît dans la nuit.

Les Flammes de PharosOù les histoires vivent. Découvrez maintenant