Chapitre 1 - Les souvenirs du temps

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                Les terres de Skadanawj étaient recouvertes d'une épaisse couche de neige. Le pays tout entier semblait dormir sous ce lourd amas blanc. Au-dehors les animaux marchaient en silence, et avec précaution pour ne pas troubler le sommeil d'Ostara, la déesse du printemps. Un paysage immaculé s'offrait aux yeux de Brynjar ce matin-là, alors qu'il détachait un hareng pris dans sa file. Debout depuis l'aube, il arpentait la rivière, attendant qu'un infime rayon de soleil fasse miroiter la surface givrée de l'eau. Cette promenade, il la faisait tous les jours aux côtés de son père quand il n'était encore qu'un jeune garçon. Ils marchaient ensemble jusqu'au lever du soleil, puis s'installaient au bord de l'eau pour pêcher le reste de la matinée. Des moments doux, les souvenirs d'une innocence passée qui s'était perdue entre les fils du temps.

Brynjar respirait à pleins poumons, laissant l'air glacé s'installer dans tout son corps, puis expirait des nuées de brouillard qui finissaient par disparaître, emportées par le vent. Les souvenirs de son père, il les gardait précieusement dans sa mémoire, et faisait de chaque balade un rituel honorifique. Chacun de ses pas le long de la rivière, chacun de ses gestes lorsqu'il pêchait, c'était son père qui les guidait à travers les portes de Niflheim. Plus d'un an s'était écoulé. La douleur n'en restait pas moins forte. Brynjar n'était pas présent lorsque son père rendit son dernier souffle, et c'est sur un bûcher encore fumant qu'il lui fit ses adieux.

Mais l'heure n'était plus aux larmes et au deuil. Le gel qui recouvrait la rivière s'était fissuré, le courant emportait des morceaux de glace de plus en plus gros à mesure que le temps passait. Le sommeil de la déesse du printemps touchait à sa fin. Bientôt, Brynjar allait retourner à Hanatun, et se replonger dans la construction de bâteaux. Bientôt, il allait devoir quitter sa mère, quitter Hlymrek, comme l'an passé. Il se retourna un instant pour faire face à une plaine blanche et lumineuse. Au loin s'élevait la montagne sacrée, au sommet continuellement enneigé et ceint d'une couronne de nuages. Hlymrek se situait sur l'un de ses flancs, construit entre les rochers qui protègent les habitations des rafales de vents.

Toute la jeunesse de Brynjar a été bercée par la légende de cette montagne. Sous sa roche noire, un cœur de cristal à la lumière incandescente la fait vivre depuis des temps immémoriaux. Un dieu au nom oublié l'aurait déposé au creux d'un rocher lors de son passage sur Terre, et il aurait fait croître une montagne autour de son écrin pour le protéger. Les plus anciens clans de Hlymrek ont juré de garder le cœur sacré en sécurité et d'empêcher n'importe quelle menace de l'atteindre. Aujourd'hui encore, une pulsation lente et sourde se fait entendre à travers la roche. Quand il n'avait que neuf ans, Brynjar s'est aventuré en contrebas de la montagne pour essayer de trouver une entrée ou une grotte souterraine qui mènerait à ce cœur, mais en vain. Il ne sentit qu'un lourd battement en s'appuyant contre la roche. Une vibration qui résonna dans tout son corps, et qui réveilla en lui un sentiment enfoui au plus profond de son être et dans son sang depuis des générations. Un respect inaltérable, une protection éternelle envers ce trésor de l'univers. Voilà ce que lui rappelait ces battements de cœur.

Une fois son panier rempli de harengs, Brynjar se remit en route vers son village natal. Les bords de la rivière étaient marqués par un étroit chemin déneigé, signe d'un passage fréquent de pas humains, mais aussi de quelques animaux sauvages. En coupant à travers la plaine, ses pieds s'enfonçaient durement dans la neige encore épaisse. Il finit par atteindre les portes de Hlymrek. De lourds battants de bois l'accueillirent, ouverts à tout visiteur qui chercherait un abri lors des longues périodes d'hiver. Les maisons se succédaient le long de la route principale du village. Des bâtisses de pierres et de bois qui se tenaient fièrement face au paysage, à l'instar de leurs occupants. Si la neige semblait avoir endormi l'entièreté de la plaine, le village regorgeait d'énergie. Les moutons entamaient une cacophonie de bêlements dans leur enclos. Plus haut, la hutte du forgeron exhalait fumée et vapeur d'où s'échappaient les bruits sourds d'un outil que l'on frappe contre du métal. Lors de sa montée dans le village, Brynjar fut accaparé par une horde d'enfants curieux. Un par un il les porta sur son dos et ses épaules, puis ils se mirent à courir derrière lui, mais il les distança bien vite avec ses pas de géants.

Enfin il arriva devant une hutte plus petite que les autres, recroquevillée entre la roche et une hutte voisine. Brynjar dut se pencher pour ne pas se cogner contre le linteau de la porte. Heureusement elle était assez large pour laisser passer sa carrure imposante. Une odeur d'herbes et de fleurs infusées embaumait l'habitacle. Il laissa son panier sur le pas de la porte, retira la fourrure qui lui couvrait les épaules et l'étendit sur le dossier d'une chaise près d'un feu ronflant. Le bois crépitait joyeusement sous une lourde marmite remplie d'un liquide verdâtre, où flottaient des feuilles et des racines de plantes dont les noms échappaient au grand guerrier qu'est Brynjar. Un frôlement de tissu le fit se détourner de cette concoction. Ses yeux croisèrent soudain ceux de sa mère.

Bleus, tendres, à l'éclat doré et vif. L'âge commençait à creuser son visage, mais elle n'avait rien perdu de sa beauté d'antan. Sa chevelure grisonnante était rassemblée en une tresse épaisse qui tombait lourdement sur son épaule. Le reste de sa physionomie n'était que légèreté. Elle se déplaçait toujours silencieusement, même couverte d'un tas de vêtements et de fourrures. Connue dans le village pour ses larges connaissances des plantes et des potions, elle était surnommée Elv. Dans la langue de leurs ancêtres, ce mot désignait les créatures liées à la nature. Sa peau laiteuse et la lumière de bienveillance qui émanait d'elle ont longtemps fait circuler des rumeurs quant à son origine. Les plus anciens voyaient dans son apparence une filiation à la race des elfes. Elle n'était pas plus belle qu'une autre, et ne cherchait pas à l'être. Mais quiconque posait les yeux sur cette femme pouvait la prendre pour un esprit elfique.

De son pas léger, elle s'avança vers son fils, et dut lever la tête pour continuer de le regarder dans les yeux. Elle portait un fin sourire sur les lèvres, qui s'agrandissait plus elle se rapprochait du colosse qu'elle avait mis au monde vingt-neuf ans auparavant. Il l'a pris tendrement entre ses bras musclés.

— Bonjour mon fils.

Sa voix étouffée contre le torse de Brynjar parvint à se frayer un chemin jusqu'aux oreilles de l'intéressé. Ils finirent par se détacher l'un de l'autre, et après un dernier sourire échangé, ils retournèrent chacun à leurs occupations. La mère entreprit de remuer le contenu de sa marmite devenue fumante, et le fils se chargea de préparer les harengs pêchés dans la matinée pour le repas. Une harmonie parfaite régnait dans cette hutte familiale.

— Brynjar apporte moi de l'ail des ours s'il-te-plaît. La plante aux deux grandes feuilles plates, avec des petites fleurs blanches au bout de la tige.

Brynjar cherchait du regard la plante que demandait sa mère parmi la multitude de bouquets accrochés au mur. Il tendit la main vers ce qui lui semblait correspondre à l'ail des ours.

— Pas celui-là mon fils.

Elle avait prononcé ces paroles sans détourner le regard de sa préparation, et Brynjar pouvait entendre le sourire qui les avaient accompagné. Enfant, il avait toujours voulu l'aider dans ses fabrications de potions médicinales, et c'est avec un sourire éternellement bienveillant que sa mère le guidait dans la cueillette des différentes plantes et herbes, et lui expliquait sans cesse les propriétés de chacune, ainsi que la façon de les reconnaître. Il devint vite évident que Brynjar n'avait pas la mémoire nécessaire pour préparer un remède sans risquer d'empoisonner quelqu'un.

- Pourquoi en as-tu besoin mère ? Demanda son fils tout en lui tendant l'ail des ours (cette fois-ci le bon).

— Jorund s'est blessé à la main en essayant de reconstruire l'un des enclos ce matin. Il faut que je nettoie correctement sa plaie avant de changer son bandage.

Tout en expliquant de sa voix posée le processus de nettoyage d'une blessure, la mère de Brynjar découpait la plante avec toute la précision que ses mains gardaient de sa lointaine jeunesse. Son infusion prête, elle sortit dans l'air encore glacé enveloppée d'une couche de fourrure brune qui contrastait avec l'éclat (diaphane) de sa peau. Brynjar n'entendit pas ses pas alors même qu'il la voyait s'éloigner. En son fort intérieur il se dit qu'il ne la laissait pas seule, et que son absence durerait moins longtemps que celle qui l'avait privé d'un réel adieu à son père. Il résolut de ne pas s'en faire pour elle. Malgré la délicatesse dont elle était parée, un orage pouvait se mettre à gronder. La mort de son mari l'avait rendue un temps muette, son sourire avait perdu de sa chaleur. Pourtant elle ne s'était jamais effondrée. Les larmes avaient coulées certes, un nuage pouvait passer sur son visage, mais l'éclat revenait toujours dans son regard. Brynjar n'avait donc pas à s'inquiéter. Du moins pas pour elle.

Brynjar Oddsson - La quête du guerrier loupOù les histoires vivent. Découvrez maintenant