Écume d'été

Chapitre 13 - Tumulte - partie 2

Shae soupira. Une nouvelle journée venait de glisser comme du sable entre ses doigts. Elle avait quitté Zarin et Pooja après avoir déposé des rouleaux dans leur salle de réunion pour que Falak les inspecte le lendemain. Elle enfila une longue robe de coton et s'apprêta à se rendre aux thermes, espérant que la fraîcheur de la pièce et le contact rassurant de l'eau l'aideraient à remettre ses idées en place.

Elle longea le balcon et contempla la mer qui semblait sur le point d'avaler les derniers rayons dorés du soleil. Son regard accrocha alors un reflet dans le miroir dans un coin de la pièce. Elle se retourna brusquement et remarqua une silhouette enveloppée dans une étoffe noire, armée d'un poignard. Son sang se glaça. Avant qu'elle ne puisse réagir, l'individu se précipita vers elle. Elle hurla. Par réflexe, elle attrapa la théière sur la table et la lança sur son agresseur. Sa diversion ne fonctionna qu'une seconde et l'homme reprit vite contenance. Le cerveau de l'ondine tournait à mille à l'heure. Il voulait la tuer ! Qui était-il ? Pourquoi ?

L'assassin fondit sur elle, l'arme en avant. Au moment où le couteau allait traverser sa peau, la lame ne rencontra que du vide. L'agresseur avait perdu sa cible. A sa place, un épais nuage de bulles l'enveloppa. Sous ce manque de résistance, il perdit l'équilibre et chuta ; son couteau se planta dans le plancher.

La porte s'ouvrit brusquement pour laisser apparaître Zarin. Shae reprit immédiatement forme humaine. Le regard de la femme du désert passa de l'ondine à l'homme encagoulé, incrédule. Déjà l'assassin se relevait tout en luttant pour extirper la dague du plancher.

— Attention ! cria Zarin.

Shae s'écarta alors que Zarin s'élançait sur lui. La femme du désert assena un coup de pied dans le genou de l'attaquant, le faisant chuter de nouveau. Elle attrapa ensuite son bras et le tordit pour le faire lâcher son arme. Mais l'homme était fort et résistait à l'assaut. Il donna un coup de tête pour se dégager de l'emprise de Zarin. Elle hurla, le nez ensanglanté, mais ne lâcha pas prise. Shae n'etait pas une combattante, mais elle ne pouvait pas laisser la jeune femme se battre seule. Elle fit la seule chose qu'elle savait faire : de toutes ses forces, elle lança son pied dans les parties intimes de l'homme acculé. Il poussa un gémissement de douleur et Zarin parvint enfin à le désarmer.

Pooja et deux gardes apparurent alors dans l'encadrement de la porte. D'un geste brusque, l'individu masqué se dégagea de l'emprise de Zarin. Acculé, il jura, puis se précipita vers le balcon. Shae retint un cri quand l'homme passa par-dessus la balustrade et sauta dans le vide. Le sol devait se trouver à plus d'une vingtaine de mètres. Elle accourut jusqu'au balcon. Les deux gardes se retrouvèrent instantanément à ses côtés et hurlèrent des ordres. L'assassin avait écrasé une haie de buissons et se relevait maladroitement, visiblement mal en point. Immédiatement, des gardes apparurent dans le jardin et encerclèrent l'agresseur qui ne parvint qu'à lutter faiblement. Très vite, les soldats eurent le dessus et réussirent à restreindre le criminel qu'ils entraînèrent dans le palais.

Shae sentait l'adrénaline pulser dans tout son corps. Elle agrippa la rambarde du balcon. La scène n'avait pas dû durer plus d'une poignée de minutes et son esprit commençait tout juste à assimiler ce qu'il s'était passé. On avait voulu la tuer. Quelqu'un avait engagé un assassin pour l'éliminer. Son regard se posa alors sur la femme du désert qui se redressait péniblement, pressant un mouchoir que Pooja lui avait tendu contre son nez ensanglanté.

— Zarin ! s'écria Shae en s'élançant vers elle. Tu vas bien ?

La jeune femme jura, en tâtant son nez tuméfié.

— Si mon joli nez se retrouve déformé à cause de cette échauffourée, je te tiendrai pour responsable.

Shae lâcha un soupir de soulagement, puis elle sentit son corps se mettre à trembler incontrôlablement. Pooja la guida jusqu'à un fauteuil. On avait voulu la tuer. Qui ? Le sorcier l'avait-il retrouvée ? Ou bien s'agissait-il de Falak ? D'Amar ? Iraient-ils jusqu'à la supprimer ? Entre ceux qui devaient la détester pour ses origines, sa place, et ceux que sa mémoire avait peut-être oubliés, combien d'ennemis avait-elle vraiment ?

Pour la première fois depuis son réveil, elle songea à s'enfuir loin, commencer une nouvelle vie et laisser l'Autre et sa sœur décédée derrière elle.

*

La nouvelle se propagea dans tout le palais comme un raz-de-marée. Quelques minutes seulement après l'altercation, Amar débarqua en trombe dans la chambre de son frère et posa un regard courroucé sur les gardes et les conseillers qui s'étaient multipliés dans la pièce. Il lança des ordres pour que chaque recoin de la pièce soit inspecté afin de déterminer comment cet homme avait pu s'infiltrer au cœur des quartiers princiers.

Shae observa le raja se répandre en invectives et elle songea que s'il était l'instigateur de cette attaque, il était aussi un excellent acteur. L'attention du roi se porta alors sur l'ondine et elle se redressa sous son regard impitoyable. Il débordait tellement d'autorité que même s'il avait été vêtu de haillons, personne n'aurait douté de son rang.

— Raconte-moi ce qu'il s'est passé. En détails.

Shae s'exécuta. Elle raconta son altercation aussi clairement que dans ses souvenirs, tout en omettant sa transformation en écume. Amar interrogea ensuite Zarin qui lui livra son récit.

— Nous revenions du marché et avions raccompagné Shae dans les appartements d'Ishan. Pooja et moi discutions dans les couloirs, quand nous avons entendu un hurlement. J'ai demandé à Pooja d'aller chercher les gardes et j'ai couru vers la chambre du prince.

Elle jeta un coup d'œil en biais en direction de l'ondine.

— La suite est telle que l'a décrite Shae.

Amar considéra les propos des deux femmes. Shae n'osa pas croiser le regard de Zarin. L'avait-elle vue sous sa forme d'écume ? Elle pressentait que oui, mais pourquoi n'avait-elle pas mentionné ce détail au raja ?

Les heures qui suivirent, Shae subit les allées et venues d'une multitude de gardes et de serviteurs qui inspectèrent la chambre, lui posèrent les mêmes questions encore et encore. Lorsqu'elle s'enquit du sort de l'assassin, on lui apprit qu'il s'était donné la mort juste après son arrestation, avalant du poison dissimulé dans une fausse dent. Cette information renforça ses craintes. Qui était assez puissant pour s'offrir les services d'un homme capable de donner sa vie pour garder secrète l'identité de son commanditaire ?

Si elle n'avait pas aperçu ce reflet dans l'arme de son agresseur, son pouvoir d'écume aurait été inutile. Elle n'aurait eu aucune chance. Une boule se forma dans sa gorge, impossible à déloger.