I. les mouches sur la vitre

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Dimanche 9 juillet

LE FERRY ETAIT TELLEMENT BONDÉ QUE ÇA NE M'AURAIT PAS ÉTONNÉE S'IL AVAIT COULÉ, LÀ, NOUS EMPORTANT AU FOND DE LA MER. Beaucoup d'hommes, beaucoup de mallettes de travail, beaucoup de gens qui rentraient chez eux après avoir passé la journée sur le continent. Le vent nous fouettait le visage, l'air était salé et je le sentais imprégner mes vêtements. Mes cheveux n'avaient jamais supporté le sel, je l'avais remarqué quand nous étions partis en vacances en Virginie, quand j'avais six ans. Ils s'étaient collés entre eux à force de me baigner dans l'océan, et en rentrant ma mère me les avait coupés très court pour se débarrasser du problème. Je détestais cette coupe. Je détestais le sel.

Le bateau s'ébranla lorsqu'on atteignit le port de Kímolos, alors que le soleil disparaissait derrière l'horizon, nous plongeant dans l'obscurité de son crépuscule. Mon père m'attrapa la main pour me tirer vers la sortie. On bouscula les passagers car personne ne semblait s'écarter pour nous faciliter le tâche. Nous étions les seuls à débarquer. Nos valises à la main, on regarda le ferry s'éloigner sur les vagues.

La ville était comme morte, à part les quelques fenêtres d'où s'échappaient encore de la lumière. On prit la route principale qui remontait le village et on dépassa les terrasses vides des restaurants, les grandes portes bleues, les murs blancs délavés par l'air marin. Nos valises cahotaient sur le goudron abîmé.

« Du nerf les enfants ! s'exclama mon père qui haletait déjà sous sa chemise. On a pas fait tout ce voyage pour flancher maintenant, pas vrai ? »

J'échangeai un regard avec mon frère, Maven, mais celui-ci leva les yeux au ciel avant de me dépasser, me laissant seule derrière. Après plus d'une dizaine de minutes de montée, mes pieds me faisaient souffrir. L'atmosphère était bouillonnante autour de moi, je sentais l'air salé s'accrocher à moi comme une sangsue et mes talons s'écorcher contre mes baskets. Nous venions à peine de quitter le village pour nous engager sur un sentier à peine visible. Mon père menait toujours la marche, plus énergique que jamais même après notre vol de douze heures vers Athènes.

Je manquai de me fouler la cheville plusieurs fois sur les cailloux blancs qui jonchaient le sol. Les herbes sèches nous piquaient les mollets par-dessus nos pantalons. J'avais le sentiment d'étouffer, dans mon pull. La Grèce nous collait à la peau alors que nous n'étions arrivés que depuis quelques heures.

Mes yeux ne fixaient que le sol pour que j'évite de tomber, et je faillis percuter Maven quand on s'arrêta enfin.

« Nous y voilà ! lança mon père d'un ton enjoué. Eh bien, ça a l'air sympa comme endroit ! »

Au milieu de nulle part, voilà où nous étions. Je levai le regard vers cette maison dont la chaux avait perdu de sa blancheur et s'était même effacée par endroits. Les plantes devant la porte étaient mortes, sèches, arrachées. La peinture des volets était écaillée, morcelée. Un cendrier brisé en deux reposait sur le bord d'une fenêtre.

« Il a dit... les clefs dans le... pot de fleur, souffla mon père en se baissant. Mais lequel ? »

Il se baissa, la valise renversée sur le côté près de lui. Il fouilla les pots, regarda dans chacun d'eux, enfonça ses doigts dans la terre craquelée. Il ressortit sa main tenant les clefs de la maison, de la terre sous les ongles. Son sourire béat ne le quittait pas. J'avais mal au ventre.

Il batailla avec la serrure — sans aucun doute abîmée par la rouille, ou quelque chose dans le genre — avant d'enfin pousser la porte. Il disparut à l'intérieur pendant une poignée de secondes, avant qu'une lumière jaunâtre n'illumine son visage.

« Pas mal, hein ? s'esclaffa-t-il. Ne restez pas dehors, venez découvrir votre nouvelle maison de vacances ! »

Je détestais son ton enjoué. Il sonnait tellement faux, chargé d'illusion. C'était trop beau, cette idée de vacances européennes à peine un mois après le divorce. J'avais regardé ma famille se déchirer pendant si longtemps, et au moment où elle éclata enfin, personne ne dit rien. Pas même Maven, qui aimait bien l'ouvrir quand j'aurais préféré qu'il se tut.

Et mon père n'était pas comme ça, d'ordinaire. Un homme nerveux, toujours collé à son ordinateur, obstiné par son travail et trop peu par son couple et ses enfants. J'en viendrais presque à comprendre pourquoi ma mère est allée en voir un autre.

Un changement si brutal de comportement qui m'agaçait.

L'air de la maison sentait la poussière et la terre, ce qui corrélait plutôt bien avec ce que je m'étais imaginé. Il y avait à peine quelques meubles, un vieux tapis dans un minuscule salon. La table à manger le reliait à la cuisine aux carreaux jaunis. Je passai un doigt sur le bois avant de le retirer pour le porter à ma bouche. Une écharde s'était glissée dans mon index. Lentement, je pressai ma peau pour tenter de la retirer. La douleur me montait au visage.

« Sarai ? s'enquit mon père, me faisant sursauter. Votre chambre est au fond du couloir, juste devant la salle de bain, va installer tes affaires.

Votre ? » je répétai, hébétée.

Je tirai mon sac sur le carrelage brique sous cette lampe blafarde qui rendait le blanc jaune. Je poussai la porte de la chambre pour découvrir avec horreur qu'elle possédait deux lits jumeaux et une seule armoire. Maven me bouscula pour passer à son tour, lâcha son sac et s'affala d'un coup sur celui de droite. Je poussai un profond soupir et déposa mes affaires au sol avant de me diriger vers la petite fenêtre carrée qui séparait la chambre en deux. Sur la vitre, des mouches s'agglutinaient en observant l'extérieur comme des prisonnières dans leur cellule.

Je retirai mes chaussures, constatant mes chaussettes aux talons ensanglantés. Lasse, je m'assis en tailleur sur le lit de gauche, repérant une croix orthodoxe en bois clouée au-dessus de la porte. Je détournai le regard.

Plus tard dans la nuit, a moitié enfouie sous la couette à cause de la chaleur ambiante, je levai les yeux vers la fenêtre, un coussin sur le ventre pour calmer ma souffrance. Les mouches tapaient sur la vitre, ça m'empêchait de dormir. Depuis la croix, Jésus m'observait.

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⏰ Last updated: Sep 27 ⏰

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